Erhard Stiefel [03:26:34]

L'importance de la matière

  • Georges Banu
    Vous parliez aussi du désir, de la volonté de capter en quelque sorte l'esprit caché du masque dans votre travail, ce qui n'est pas visible, ce qui est secret, ce qui est dissimulé.
  • Erhard Stiefel
    J'ai des confrères, par exemple, ou d'autres sculpteurs, qui m'ont dit : on pourrait le faire mécaniquement maintenant, avec les nouvelles techniques ; on peut complètement, à la limite, le copier, fraiser, et arriver à une forme pratiquement identique. Ils ont essayé avec des violons par exemple aussi, mais ça ne sonne pas bien. Parce qu'à un moment donné, on se rend bien compte que la moindre petite imperfection, ça joue encore. Il faudrait enlever ça, donc ce n'est pas fini encore. Mais c'est presque rien, et il y a des moments où on se rend compte que chaque chose est géniale dans ces masques-là. Vous mettez un millimètre en plus là et c'est fini. Absolument rien n’est pardonnable. Là, si j'enlève un petit peu trop, c'est fini aussi. Chaque geste qu'on fait, il faut que ce soit maîtrisé. Évidemment, on pourrait mettre un enduit dessus, mais il faut absolument un savoir parfait. Ça ne peut pas être moins bien. Comme, déjà, je le mesure, je m’en suis rendu compte ; je me suis bagarré vraiment, pour chaque mesure. Il y a des milliers de points donnés qui sont là-dedans et il faut les reproduire.
  • Georges Banu
    Et vous parliez à propos de la matière des masques, du fait qu'en regardant le bois, vous regardez les veines, tout ça. Comment vous vous appréciez un bois ? Par rapport au bloc de bois que vous avez ici : les veines, les nervures s'inscrivent dans la vision à venir du masque ?
  • Erhard Stiefel
    Ça joue beaucoup, c'est-à-dire que les veines, quand elles sont mal situées et que le bois n'est pas coupé à l'endroit de l'arbre comme il faut, le masque va jouer. Il y a une mécanique dedans : comme c'est creux, l'acteur humidifie le masque par l'intérieur, donc tout ça, mécaniquement, il faut que ça soit très bien choisi. Par exemple, là, je ne sais pas si on voit, mais les veines sont toutes dans ce sens-là. Là, pareil, je suis toujours très proche des luthiers, quand on regarde la table d'un violon.
  • Georges Banu
    Ils sont attentifs à ça, oui.
  • Erhard Stiefel
    C'est très important, donc. Et parce que je suis pendant un mois avec ce bloc là, à la fin, je connais chaque centimètre carré !
  • Georges Banu
    Et pour le choix des matières, ici on voit différentes choses : il y a des masques transparents, presque en tulle, en bois bien entendu, en cuir ; il y a d'autres masques, les fameux loups vénitiens qui ne sont pas vraiment des masques, en velours. Vous privilégiez le cuir et le bois, mais est-ce que vous travaillez sur d'autres matières, et pourquoi ? Le choix de la matière se fait en fonction du personnage, en fonction du projet du spectacle ?
  • Erhard Stiefel
    En tout cas, j'ai trois matières. Je commence effectivement par le papier mâché. D'ailleurs, on peut faire un masque en papier mâché très bien.
  • Georges Banu
    Les masques vénitiens qu'on voit partout à Venise sont en papier mâché.
  • Erhard Stiefel
    Oui, mais je n'ai pas trop envie de parler de ces masques-là !
  • Georges Banu
    Oui, ça je comprends.
  • Erhard Stiefel
    C'est un autre rayon. Mais par exemple, un enfant peut parfaitement faire son masque de carnaval en papier mâché. En tout cas, moi je l'ai fait quand j'étais enfant, et j'ai vu de très beaux résultats. Le masque de commedia dell'arte, c'est évidemment en cuir, et je pense qu'il faut garder cette tradition. Qui l'a inventé ? Pourquoi il était en cuir ? Est-ce que c'est parce que les acteurs faisaient des acrobaties avec ? Ce n'était pas fragile. Est-ce que le cuir était très résistant pour ça ? On peut imaginer ça en tout cas. Et ensuite, je fais des masques en tissu. J'ai découvert aussi à un moment donné cette technique parce que pour les masques, il ne fallait pas avoir une résonance quand l'acteur parlait ou chantait avec, et c'était une technique pour moi nouvelle. On peut très bien former les tissus. Et je me suis rendu compte que c'est la technique la plus ancienne. Chez les Grecs, certainement, les masques étaient faits en tissu aussi. Tous les produits qu'on emploie, on ne peut pas les changer. J'ai même fait des masques en résine – ça m'est déjà arrivé et ça m'arrive encore. Les Japonais ont fait des masques en résine déjà au VIIe siècle ; donc pareil, comme un tissu, il était laqué. Et le bois évidemment, ça tout le monde le sait, c'est depuis je ne sais pas combien de siècles. Donc moi je reste dans des matières complètement traditionnelles pour l'instant. Je n'ai jamais fait de masque en métal, par exemple, parce que je pense que ce n'est pas logique. En plus, toutes ces matières, elles vivent : elles sont fragiles, périssables, quand même, et en même temps elles sont belles, je trouve – tissus, même papier, bois, tout ça.
  • Georges Banu
    Ici, dans l'atelier, on voit un masque qui n'a pas été utilisé, vous m'aviez dit pour Le maître et sa pupille de Handke, où moi ce qui me frappe, c'est justement le fait que l'apparence du personnage est extrêmement violente, extrêmement primitive, comme on parlait tout à l'heure des masques archaïques, mais de l'autre côtéle tissu, la matière est extrêmement fragile. Cette opposition me semble très poétique et particulièrement évocatrice pour ce personnage. Donc comment vous avez fait ce mélange ? Ou comment vous êtes arrivé à cette tension des contradictions ? Parce que le masque, si on le voit, on a l'impression qu'il est sculpté en bois, et quand je me suis approché, j'ai découvert qu'il était en réalité extrêmement fragile – et peut-être que la beauté du masque vient aussi de là.
  • Erhard Stiefel
    Oui, en même temps, comme c'est une illusion d’optique sur scène, je me suis rendu compte que le tissu, par exemple, ça devient très vite peau, ou même ça peut devenir fourrure. Par exemple, les masques d'animaux, je me suis rendu compte qu'en tissus, de loin, on avait l'impression que c'était vraiment en fourrure. Les tissus, aussi, on peut les peindre, donc c'est presque comme un tableau. D'ailleurs, c'est du tissu de lin pur ; je trouvais la matière très bien, et c’est exactement la même matière effectivement que les Japonais ont fait au VIe, VIIe siècle. Les masques des Gigaku, c'était fait en lin aussi. On n’arrive pas à inventer de nouvelles matières, mais je pense que ces trois matières, pour moi, ça me suffit largement. Je n'ai pas envie, je ne m'imagine même pas une matière nouvelle. On peut tout faire avec ça.