Dominique Dupuy [06:10:58]

Une image formatée du danseur

  • Philippe Ivernel
    Même à très gros trait, qu'est-ce qui faisait la différence à leurs yeux ?
  • Dominique Dupuy
    Pardon ?
  • Philippe Ivernel
    A très gros trait, qu'est-ce qui faisait la différence à leurs yeux entre ce qu'ils trouvaient en Europe et ce qu'ils avaient construit aux Etats-Unis ?
  • Dominique Dupuy
    Ils trouvaient des danseurs qui ne ressemblaient pas à l'image de danseurs. Parce qu'il faut bien penser que la danse allemande était oubliée depuis un grand moment à ce moment-là, on n'en voyait plus. Il y avait longtemps que l'image de Madame Wigman... Puis on ne voyait pas La Sorcière, personne ne montrait jamais La Sorcière. Personne ne savait plus ce que c'était que cette danse. On était dans un entre-deux. Et donc l'image, et quand même l'image que l'on avait de la danse moderne, qui restait de la danse moderne, c'était l'image Joossienne, c'est-à-dire, de Kurt Jooss, c'est-à-dire la, je ne trouve jamais le nom de la pièce de... La Table verte. Or si vous regardez La Table verte, vous voyez des danseurs qui ressemblent à des danseurs, c'est-à-dire qui ressemblent à des danseurs classiques. Et qui est l'image que l'on a de la danse, particulièrement, bien entendu, en France, mais aussi en Amérique. Et c'est pour ça que les gens se sont reconnus dans Cunningham et que Cunningham a pu entrer dans certaines institutions, c'est parce que les gens voient, peut-être à tort, ils voient cette image du danseur classique, du danseur qui est formaté, le danseur qui ressemble à un danseur. Pour les gens, Mary Wigman ne ressemble pas à une danseuse, à part les grands, là, gros... Les danseurs, c'est des gens qui font des formes et qui sont eux-mêmes des formes, qui sont formatés.
  • Philippe Ivernel
    Sauf que chez Kurt Jooss, tout au moins dans La Table verte, disons que la danse classique est mise au service de la satire et de la critique.
  • Dominique Dupuy
    Ah oui mais ça c'est ce que ça veut dire, mais moi je parle du...
  • Philippe Ivernel
    Oui, mais du même coup ça rejaillit aussi sur la forme, à savoir qu'elle est à certains égards tournée en dérision. Les danseurs de La Table verte sont marionnettisés, ce sont les diplomates...
  • Dominique Dupuy
    Ah non mais les diplomates, je ne parle pas des diplomates, les diplomates ils ne sont pas en forme, je parle des soldats.
  • Philippe Ivernel
    Il y a le monstre qui symbolise la guerre...
  • Dominique Dupuy
    Oui, la guerre est peut-être la partie la plus moderne, danse moderne, de la pièce. C'est Jooss qui le dansait, c'est horriblement difficile à danser parce que les gens n'ont plus la technique pour faire ça, c'est très très difficile, alors que les soldats c'est pas compliqué à reprendre. Non je parle des soldats, et quand même on les voit beaucoup les soldats dans La Table verte. Les soldats donnent une image de la danse, une image comme il faut. Et je pense que ça a été une part du succès de Kurt Jooss en 32 au concours des AID, et une part de la pérennisation de la pièce en dehors de ce qu'elle dit. La façon dont elle est faite et la danse que l'on voit, et qui apparaît pour moi la plus forte, c'est cette danse qui est déjà une danse classique. Pour moi, plus classique que la danse extrêmement policée et magnifique d'Humphrey Limon. Elle est beaucoup plus schématiquement classique.