Roger Planchon [04:28:40]

De l'Ardèche à «Citizen Kane»

  • Dominique Darzacq
    Si j'en juge d'après l'ouvrage que vous a consacré Michel Bataillon, c'est le film Citizen Kane, qui aurait un peu décidé de votre vie... et de votre avenir théâtral. Alors, comment, quand on est ardéchois, on finit d'abord à Lyon, et que le cinéma vous amène au théâtre alors que d'habitude on rêve plutôt de Paris. Non ?
  • Roger Planchon
    Eh bien... On est dans l'anecdote, mais enfin allons-y joyeusement..... Oui j'ai un parcours un peu bizarre puisque personnellement je suis d'origine paysanne, comme vous le savez. Mon père et ma mère habitent euh... à 25 kms l'un de l'autre du Gerbier des Joncs, et ils vont se rencontrer à Lyon, ils vont devenir, l'Ardèche dans laquelle ils vivaient, va disparaître complètement . Ca va être un... une fuite incroyable des péquenauds. On va ouvrir à cette époque là des routes goudronnées et... évidemment brusquement c'est l'exil... voilà... donc... tous les petits paysans français, les plus pauvres vont devenir les manards dans les ... dans l'industrie française ou bien des tout-petits commerçants quoi... Donc... j'ai une partie de mes oncles qui vont devenir mineurs et qui vont crever de la silicose dans les mines de St-Chamond , de St-Etienne etc... et une autre partie de ma famille va devenir petit commerçant, les petits bistrots les choses comme ça, les petits épiciers, quoi. Pour voir ce que ça veut dire, il suffit de regarder euh... les arabes d'aujourd'hui qui tiennent les petites épiceries...... Voilà. Ca mon origine donc est tout à fait bizarre puisque d'un côté j'ai gardé les vaches pendant longtemps et, par ailleurs mes parents tenaient un petit bistrot, prolétaire, bien sûr. Et puis, il s'est passé des circonstances, comme toujours le hasard, que pour finir ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui savait compter, a fait jurer à mon père que il faudrait me faire faire des études. Donc, moi qui étais incapable de rentrer en sixième dans une école publique... puisque je savais strictement rien, je gardais les vaches. Donc, je me suis retrouvé propulsé dans une boîte catholique et, dans cette boîte catholique, après de multiples aventures que je ne raconterai pas... à moins que vous ne m'interrogiez ... je suis tombé un jour sur ... je faisais le mur sans arrêt, enfin etc... Passons. Je suis tombé un jour sur homme magnifique, qui était un poète, qui s'appelait le Frère Paul Antoine. J'ai beaucoup de mépris pour la plupart des enseignants religieux que j'ai connus, mais j'en ai connu quelques uns exemplaires, dont celui-là. Et donc, celui là un jour me surprend, il était pas du tout d'ailleurs mon prof, il était surveillant général, j'sais pas quoi. Et un jour il me surprend, après avoir fait le mur, et il me dit : qu'est-ce que tu as fais cet après midi ? Je mens effrontément... je dis "ben j'étais à la gymnastique". Il dit "Non tu étais au cinéma, qu'est-ce que tu as vu jouer ?" Je donne le titre. Il me dit tu as vraiment très mauvais goût. Puisque tu fais le mur sans arrêt tu ferais mieux d'aller voir des bons films ; va voir Citizen Kane. Et effectivement , le lendemain je fais le mur, je vois Citizen Kane. Je comprends rien en vérité. J'sais pas trop... mais je sens une espèce de drôle de truc ... drôle de truc... bizarre... j'aurai aimé, si vous voulez, re-rentrer au collège et lui dire..... je l'ai d'ailleurs fait, c'est-à-dire ... j'suis allé le trouver , je lui ai dit, j'ai vu Citizen Kane... fffff, j'sais pas bien quoi penser, enfin bref. Il dit ben c'est très simple tu n'as qu'à le revoir. Et donc... j'ai vu pendant une semaine Citizen Kane, deux fois par jour. Voilà, et je peux vraiment dire, sans exagération romantique, ça a changé ma vie.