Yvonne Loriod-Messiaen [06:24:36]

Histoire de chefs

  • Bruno Serrou
    Yvonne Loriod, qui était Olivier Messiaen ?
  • Yvonne Loriod
    Il était un grand monsieur, un grand compositeur, un homme merveilleux, très bon, qui n'a jamais tué un moustique, qui était un grand professeur. Il était tout en grand. Mais si je peux dire une chose, il n'a pas été très heureux sur terre. Il a eu la Première Guerre pendant laquelle il était à Grenoble, élevé par sa mère et sa grand-mère, parce que son père et son oncle chirurgien étaient sur le front. Et alors il est allé au lycée et il était heureux d'une chose : sa grand-mère lui disait : "Tu vas faire les courses et tu garderas l'argent pour t'acheter des partitions." Ce qui fait que dans le square Victor-Hugo, Messiaen ayant acheté la partition d'"Orphée" de Gluck, il a lu cette petite partition dans le square et il a compris qu'il entendait intérieurement les harmonies. Alors ç'a été le passage heureux. Ensuite, il a essayé de faire du piano, sur un vieux piano qui était désaccordé, mais enfin il s'est débrouillé quand même. Et quand le père est revenu de la guerre, c'était en 1914, tout le monde a dit : "Cet enfant est très doué pour la musique." Alors les parents ont fait un gros effort, ils ont amené le petit gamin qui avait... c'était en 1918, il avait à peine donc dix ans, ils l'amènent à Paris, on lui dit : "Il faut aller voir le professeur Gallon, qui est un professeur d'harmonie, il faut lui présenter votre gosse." Alors les parents, Cécile Sauvage, Sauvage-Messiaen, et Pierre Messiaen pensaient qu'ils avaient fait un petit génie, ils arrivent à Paris, ils amènent le petit à Noël Gallon, qui dit : "Mais votre petit, il ne sait rien, mais rien ! C'est un avorton, il ne sait rien. Il faut lui apprendre les choses." "Mais il improvise au piano." "Ah ! Qu'il m'improvise au piano !" C'était vraiment tout ce qu'il y a de bébé. "Non, ça ne va pas. Il faut qu'il fasse de l'harmonie." Alors les parents ont demandé peu à peu leur changement (le père était professeur d'anglais) à Nantes, où le petit a eu un professeur qui lui a dit : "Cet enfant est très très doué, je vais lui faire un cadeau." Et il lui a offert (pour ce petit professeur, M. de Gibon, c'était un gros effort), il lui a acheté la partition de Debussy, "Pelléas", et le petit a déchiffré d'une façon folle, rapide, a déchiffré ce Debussy, ç'a été sa première émotion musicale. Alors le petit a été au lycée de Nantes et puis ensuite Gallon a dit : "Mais cet enfant est très doué." Il avait un frère, Jean Gallon avait un frère qui était Noël, et ce Noël a pris le gosse en affection. Il lui a joué des études de Chopin, il lui a dit : "Là, il faut faire des gammes, il faut travailler", etc. Finalement, le petit bonhomme est entré très très très très tôt, il avait peut-être treize, quatorze ans, au Conservatoire de Paris, dans la classe de Jean Gallon, dans la classe d'harmonie de Jean Gallon. Bon, alors ça, c'était une époque assez heureuse. Il a travaillé énormément. Et puis il a eu des prix, prix d'orgue, il a fait de la musique de chambre, il a fait la classe de piano. Qu'est-ce qu'il a fait encore ? La classe d'érudition musicale. Et il n'avait pas terminé ses classes qu'il a perdu sa mère. Il avait à peine dix-huit ans. Sa mère qui était poétesse, et son père qui écrit "L'Âme en bourgeons", l'attendant. Il a perdu sa mère et c'était très très dur pour lui, parce qu'il adorait cette femme. Et les tantes, qui avaient des fermes, qui étaient donc les soeurs du côté paternel, les soeurs de son père, les tantes ont pris le gamin en lui disant : "Tu as bien mauvaise mine. Tu as bien mauvaise mine, il faut te sauver. Et tu vas venir garder mes vaches." Parce que la maman de Messiaen est morte tuberculeuse, et personne n'a compris ce qui arrivait. Mais Messiaen avait déjà attrapé cette maladie. Et les tantes lui ont dit : "Tu vas garder mes vaches, et comme ça tu seras en plein air toute la journée." Alors Messiaen faisait ses devoirs d'harmonie et gardait les vaches. Seulement, la tante lui disait : "T'es peut-être doué pour la musique, mais t'es pas très doué pour garder les vaches, parce que les vaches, pendant que tu travailles, qu'est-ce qu'elles font, tes vaches ? Elles partent à côté bouffer les betteraves des voisins ! Alors tu les gardes mal, les vaches, tu feras jamais rien dans ta vie ! T'es même pas foutu de garder les vaches", disait la tante. Mais enfin c'était une tante très très gentille. Elles ont sauvé la vie de Messiaen. Et il a continué, il est revenu en France, courageusement, et il a continué ses études d'orgue, parce qu'il a eu la chance d'avoir des professeurs comme Dupré, etc., et des professeurs, les Gallon, Dupré, il était heureux. Alors là, malgré le chagrin qu'il avait, il a commencé à écrire ses préludes pour piano et il a fait de très très belles classes. Et ayant son prix d'orgue, il fallait un organiste à la Trinité, parce que je crois celui qui avait précédé s'appelait Kef, il est mort. Alors tout le monde s'est dit : "Cet enfant est très doué, il est très jeune, il a vingt-deux ans, il lui faudrait une classe, un poste de professeur d'orgue." Alors tout le monde s'y est mis, Widor, Dupré, Tournemire, tout le monde a écrit au curé de la Trinité, qui s'appelait le chanoine Hemmer, je crois, en lui disant : "Il faudrait un poste pour ce jeune homme de vingt-deux ans, parce qu'il a besoin de gagner sa vie." Alors le chanoine a dit : "Très bien, mais on dit que c'est un jeune qui écrit des dissonances, et moi j'ai besoin d'un organiste sérieux." Alors il y a une lettre exquise où Messiaen écrit à son futur curé : "Monsieur le curé, je vous promets, j'écris peut-être au Conservatoire, dans mes oeuvres, des dissonances, mais je vous promets, je serai très sage et si j'ai, comme je désire, si j'ai la joie d'être organiste à la Trinité, je ferai du Bach, je serai extrêmement sage, je vous le promets." Alors il a eu, à vingt-deux ans, ce poste de professeur... non, pas de professeur, d'organiste à la Trinité. C'était le seul jeune professeur... organiste, il n'était pas encore professeur. Il y avait des classes à l'École normale, mais il était organiste à la Trinité, et il a gardé toute sa vie, deux ans avant de mourir, il y a dix ans, il était encore à son orgue à improviser pendant les offices. Il a été organiste tout le long de sa vie. Bon, alors il était professeur. Ensuite, il a fait quelques classes de déchiffrage à la... je pense à la Schola, des déchiffrages à deux pianos, à l'École normale, et puis il se marie. On voulait le marier, on trouvait que c'était bien qu'il se marie. Il s'est marié, on l'a marié, plus exactement. Il s'est marié avec une femme qui était violoniste, une femme très très gentille, très charmante, très pieuse. Et en 1936, il écrit sa "Nativité du Seigneur" pour orgue, "Nativité" qui a été créée, je crois, par son maître Marcel Dupré. Il y avait Daniel-Lesur, organiste lui-même, enfin c'était une oeuvre pour orgue en neuf pièces. Et la "Nativité du Seigneur", c'est à ce moment-là qu'il a connu le peintre Blangatti, qui a fait neuf pièces, neuf pièces, neuf peintures sur chaque pièce de la "Nativité". Bon, alors il commençait à être content, son petit garçon Pascal est né en 1937. 1939, c'est la déclaration de la guerre. Messiaen est mobilisé. Il était à la montagne. Et on lui a dit : "Il faut partir, il faut rentrer à Paris, il faut partir à l'est, vous êtes mobilisé." C'était le seul homme qui était mobilisé dans son petit village de Petichet, parce que c'est un village de mineurs, et tous les hommes étaient mobilisés à la mine et Messiaen était le seul à devoir prendre le train pour Paris pour rejoindre la gare de l'Est. Alors mobilisé, il fait la guerre, guerre où il ne faisait rien de spécial. Il était à Metz, attaché à déménager des porcelaines. Et puis en 1939 il a été fait prisonnier. Alors, fait prisonnier, en Allemagne, de 1939 à... il a été prisonnier trois ans. Il était donc en Allemagne, près de Görlitz, c'est-à-dire c'est presque à la frontière polonaise. Peut-être même était-ce déjà la Pologne. Et ensuite c'est redevenu en Allemagne. Alors il a été fait prisonnier. Et après, vous connaissez, il a été nommé, grâce à son maître qui était Marcel Dupré, qui se trouvait à Vichy, on a tout fait pour le nommer professeur au Conservatoire où il y avait la classe d'analyse. Non, la classe d'harmonie, vacante, puisqu'on avait mis à l'index le professeur qui y était, d'harmonie, qui était Bloch. Alors on a dit : "Il faut que Messiaen revienne de captivité, il sera nommé professeur d'harmonie." Alors là, il a commencé à être content, de sa classe, de ses élèves. Il a joué lui-même. C'est moi qui lui tournais les pages, la plus jeune de la classe, lui tournais les pages comme lorsqu'il a joué le "Quatuor". Et puis tout de suite il a été très très vivement pris à partie, probablement des jaloux : "Qu'est-ce que c'est que ce type qui rentre d'Allemagne ? Il écrit des dissonances", etc. Je pense qu'il y a eu une très grande jalousie vis-à-vis des compositeurs qui étaient déjà là ou qui étaient encore là, les compositeurs qui écrivaient et qui ont trouvé d'un mauvais oeil que ce Messiaen soit nommé à la classe d'harmonie du Conservatoire, qu'il commence à avoir quelque succès. Car le "Quatuor pour la fin du temps", qu'il jouait lui-même, a eu un grand succès. Ensuite sont arrivées les oeuvres pour piano, les "Vingt Regards", les "Visions de l'amen", et Messiaen a été très très méchamment pris à partie, probablement des collègues jaloux qui disaient : "Mais comment ? On était très bien sans lui. Et qu'est-ce qu'il vient faire, ce type-là ?" Il a commencé à avoir du succès, enfin il était jalousé.
  • Bruno Serrou
    Si je comprends bien, c'est un homme qui a toujours souffert de quelque chose, de toute façon il a toujours été...
  • Yvonne Loriod
    Oui, il était très malheureux. Alors il s'était inscrit gentiment dans une maison, un argus de la presse, pour avoir les critiques, pensant que ça lui serait utile. Il était très gentil avec tout le monde. Mme Bianccini, organiste, s'était étonnée un jour... il était peut-être 1945, 1946, 1947, mais elle dit à Messiaen : "Mais pourquoi êtes-vous si gentil avec ce critique qui dit du mal de vous ? Vous ne savez pas qu'il dit du mal de vous ?" Alors Messiaen lui a répondu : "J'étais abonné à l'Argus, mais je me suis désabonné." "Mais pourquoi donc ? Vous ne savez pas ce qu'on dit de vous ?" "Non, non, non, parce que je me suis désabonné, ça m'empêchait de dire gentiment bonjour à monsieur le critique qui disait du mal de moi." Enfin voilà, bon. Et puis ensuite alors il a beaucoup écrit, il a beaucoup travaillé. Il n'avait pas d'argent. Lorsqu'il avait un convoi, un mariage à la Trinité, comme organiste, il se disait : "Ou j'achète..." La guerre était finie. "Ou j'achète un pain pour ma femme, ou je prends le métro. C'est le pain ou le métro." Alors comme il était dans le 19e, en général il achetait de la nourriture pour sa femme. Voilà. Et puis ensuite alors sont venus les succès. Il a écrit les "Visions de l'amen", les "Vingt Regards", bien aidé par Mme Thual, qui avait la galerie Charpentier, qui faisait des concerts, c'était encore la guerre, et qui a dit : "Mais ce Messiaen est un grand talent." Et à ce moment-là, Honegger (Poulenc, c'était plus tard), mais Braque, tout ce qu'il y avait d'artistes, de peintres vivant à Paris disaient : "Venez aux concerts de Thual" en disant : "Mais ce Messiaen, c'est vraiment un grand monsieur." Et Mme Thual a dit : "Cher monsieur, je vais vous faire une commande. Voulez-vous écrire... Qu'avez-vous envie d'écrire ?" Messiaen lui répond : "J'aurais envie d'écrire des choses pour piano, ondes Martenot, qui s'appelleraient "Trois Petites Liturgies"." "Ah, très bien, dit Mme Thual, eh bien vous allez les écrire, je les créerai avec la chorale Gouverné, et puis écrivez tout ce que vous voulez, tout m'intéresse venant de vous." Et c'est ainsi que la carrière de compositeur de Messiaen a commencé, la guerre étant à peine finie, car ces "Vingt Regards", qu'il a écrits pour piano, il les a écrits sous les bombardements, parce qu'il habitait le 19e, parce que les Allemands quittaient la France, et il a failli avoir une bombe sur la figure. Heureusement, son petit piano droit l'a protégé parce qu'une bombe est tombée sur son petit pavillon du 19e. Mais enfin il a commencé à ce moment-là à se dire : "Vraiment, je dois écrire." Alors c'est à ce moment-là qu'il a écrit les "Visions de l'amen" pour deux pianos.