Yvonne Loriod-Messiaen [06:24:36]

Le cours de Messiaen chez Delapierre

  • Bruno Serrou
    Alors il y avait donc cette mise en regard du texte originel, l'adaptation de Wagner lui-même et ce qui allait être la transformation à la fois littéraire et musicale, puisque Wagner avait cette double prétention... Et en même temps il y avait cette genèse, en même temps, "Turangalîla-Symphonie", qui était en train de mûrir dans sa tête qui a...
  • Yvonne Loriod
    Oh, ce n'était pas comme ça !...
  • Bruno Serrou
    Non, parce qu'il y a quand même Tristan dedans, c'est pour ça que je pensais à...
  • Yvonne Loriod
    Oui, oui. Non, non. Non, Messiaen analysait les Wagner, alors inutile de vous dire qu'il les chantait. Il avait une voix, comme on dit, une voix de compositeur, mais il pouvait chanter tous les rôles. Il chantait tous les rôles, même les rôles de femmes, et les rôles d'hommes. Bien sûr, il avait pour l'aider tous les disques qu'il achetait, car il achetait beaucoup de disques, il était très généreux. Lorsqu'il y avait un chef d'orchestre qui faisait un Wagner, Messiaen achetait aussi ce nouveau... les trente-trois tours de ce nouveau chef qui faisait un nouveau Wagner. Alors les élèves pouvaient comparer les interprétations des chefs d'orchestre. C'est ainsi que nous avons entendu en classe les Kirsten Flagstad, ça ne vous dit rien... Mais Messiaen achetait ça, achetait tous les disques et on pouvait critiquer et profiter (quelquefois les chefs d'orchestre favorisaient certains instruments et d'autres chefs d'orchestre favorisaient d'autres instruments). Alors nous avions une comparaison entre les interprétations.
  • Bruno Serrou
    Alors vous, vous êtes restée l'élève d'Olivier Messiaen combien de temps ?
  • Yvonne Loriod
    J'ai été trois ans avant mon prix d'harmonie et c'était une classe d'harmonie. Et quand Messiaen a été nommé classe d'analyse, en 1948, j'ai repiqué le Conservatoire, je me suis réinscrite pour suivre à nouveau sa classe d'analyse.
  • Bruno Serrou
    Est-ce qu'il y avait beaucoup de changements alors ? Quelle a été la différence... ?
  • Yvonne Loriod
    Alors il avait le droit de faire des analyses, alors que quand il était professeur d'harmonie, vous savez, c'était un petit Fauré, c'était tout, tout ce qu'il y avait. Mais Messiaen faisait donc ses cours, c'est comme ça que nous avons été dans son cours chez Guy Bernard-Delapierre, parce qu'on n'était pas assez nourris par le Conservatoire. C'était très traditionnel.
  • Bruno Serrou
    Mais après donc qu'il y ait eu cette nourriture qui est hors Conservatoire, mais après vous repiquez trois ans...
  • Yvonne Loriod
    J'ai repiqué au Conservatoire pour être encore élève de Messiaen, parce que sa classe d'analyse, c'était la classe de Guy Bernard-Delapierre qui était officialisée par le Conservatoire.
  • Bruno Serrou
    Et là, qu'est-ce qu'il a enseigné ? Donc il a pu être...
  • Yvonne Loriod
    Alors là, il était à l'aise pour analyser ce qu'il ne pouvait pas autrefois en classe d'harmonie. Mais alors ce cours qu'il faisait chez Delapierre, il le faisait au Conservatoire. C'est pour ça que j'ai repris du... je me suis réinscrite comme étudiante dans sa classe.
  • Bruno Serrou
    Et vous avez retravaillé Wagner ? Vous avez retravaillé la "Suite lyrique" ? Vous avez retravaillé les mêmes en fait...
  • Yvonne Loriod
    Oui, oui, oui, toutes les choses qu'il amenait. Et ainsi, un jour, il m'a dit... il était tellement respectueux, il appelait : "Mademoiselle, monsieur..." Il me dit : "Mademoiselle Loriod, vous ne m'avez jamais parlé d'Albéniz. Vous n'en avez jamais joué ?" "Ah, j'en ai joué très très peu." "Ah, écoutez, alors, je voudrais le faire au programme de ma classe l'an prochain, alors soyez gentille, travaillez les douze "Iberia" et puis vous me les jouerez." Alors je trouve ça tellement merveilleux que j'ai travaillé les "Iberia" et ma marraine m'a dit : "Mais puisque tu les sais, eh bien je vais t'offrir l'ancien Conservatoire et tu vas les faire en concert." Alors une fois il y a eu des concerts avec les "Visions de l'amen" en Espagne, et j'ai joué les "Visions de l'amen" avec Messiaen, et j'ai vu certains compositeurs espagnols. Et à ce moment-là, un compositeur me dit : "Oh, mais la vraie Espagne, ce n'est pas celle d'"Iberia", c'est celle de...", etc. Et moi je lui dis : "Mais comment ? Mais écoutez, les "Iberia", quand même, ce sont des chefs-d'oeuvre, les Albéniz ce sont des chefs-d'oeuvre. Et de toute façon Blanche Selva en jouait très peu. Mais il y a Rubinstein qui en avait travaillé." Alors j'ai dû lutter avec un des compositeurs japonais très en vue parce qu'il trouvait que ce n'était pas typique. Et Messiaen m'avait dit : "Je vais analyser les "Iberia". Travaillez-les, je les fais l'an prochain à ma classe."
  • Bruno Serrou
    Donc il y avait quand même une certaine relation, une certaine relation déjà très proche sur le plan intellectuel entre vous deux. Il vous faisait travailler, un peu ce qui va se passer plus tard avec Muraro, quand il fera travailler le programme en même temps que la programmation de la saison du jeune artiste...
  • Yvonne Loriod
    C'est ça. Mais Messiaen me piquait quelquefois, parce que je faisais des programmes et je n'avais jamais fait d'Albéniz, et c'est lui qui m'a dit : "Puisque vous n'en avez jamais fait, je vais les mettre à mon programme. Et comme c'est difficile, c'est vous qui les jouerez à ma classe." Alors comme ça, je m'offrais les classes de Messiaen avec les analyses.
  • Bruno Serrou
    C'est-à-dire que là, ça se passait comme ça, c'est-à-dire que lui, il analysait l'oeuvre et en même temps vous, vous donniez l'exemple qu'il était en train de travailler ?
  • Yvonne Loriod
    Je jouais, oui, c'est ça. C'est comme ça qu'un jour il m'a dit : "Je voudrais faire les... (du temps de Stockhausen), je voudrais faire les concertos de Mozart. Et si vous voulez, vous les travaillez et moi je vous accompagne au deuxième piano." Je vous ai dit, ça, c'était une joie extraordinaire, parce que Messiaen jouant très très bien du piano, il jouait tout au piano, il était au piano toute la journée. Et il m'a accompagné les concertos de Mozart et j'avais vraiment l'impression, quand j'ai fait l'intégrale après, quelques années après, j'avais l'impression que j'avais entendu ses timbres. Messiaen imitait tous les timbres, jouant au piano, les hautbois, les contrebasses, tout ça, tout était imité. J'ai eu des leçons merveilleuses d'orchestration.
  • Bruno Serrou
    Olivier Messiaen, à cette époque-là, il gagnait sa vie... Ses seuls moyens de ressources, en tout cas, c'était le Conservatoire, même pas ses cours privés, mais... et puis quelques oeuvres qui étaient jouées ?
  • Yvonne Loriod
    Quelques oeuvres qui étaient jouées, ça commençait à être joué. Il commençait. Il y avait tout de même le quatuor qui était demandé beaucoup, il y avait ses "Visions de l'amen", deux pianos, et il était en train d'écrire les "Vingt Regards" pour piano seul.
  • Bruno Serrou
    Mais ça, ce qu'il était en train d'écrire, ce n'est pas ça qui lui rapportait beaucoup d'argent à ce moment-là...
  • Yvonne Loriod
    Non, et puis il faut dire qu'il était organiste à la Trinité.
  • Bruno Serrou
    Et ça aussi ce n'est pas...
  • Yvonne Loriod
    Ce n'est pas formidable, mais n'empêche qu'il gagnait sa vie à cause de la mort des gens ou du mariage des gens. Il habitait le 19e, et comme il n'avait pas d'argent du tout, il se disait : "Entre la Trinité et le métro Botzaris, ou je prends un ticket de métro, ou j'achète un pain pour ma femme." C'était l'un ou l'autre. Vous savez, il a vraiment été très pauvre en revenant. D'abord, le traitement du Conservatoire n'a jamais été très énorme, et puis le traitement d'un organiste qui joue une deuxième ou une troisième classe à un enterrement, ce n'est pas énorme.