Yvonne Loriod-Messiaen [06:24:36]

Darius Milhaud et Pierre Boulez

  • Bruno Serrou
    Bon, alors donc après... Donc la continuité de la guerre, en fait, la continuité de la guerre, en fait la classe c'est le Conservatoire, parce que quand la guerre se termine, vous êtes toujours au Conservatoire, élève du Conservatoire...
  • Yvonne Loriod
    Oui. Oui, oui, oui, oui, oui, j'ai fait les classes. Oh, j'ai beaucoup de chance. J'ai eu donc Plekosat (?), qui était en classe de fugue, j'ai eu aussi... comment il s'appelait ? César Estyle en classe d'accompagnement au piano. Et c'est une classe merveilleuse dans laquelle on lit, on déchiffre toutes les partitions, que ça soit du Wagner, que ça soit du Debussy, là on apprend vraiment son métier. On apprend aussi à jouer du piano. J'ai eu beaucoup de chance. Et puis ensuite j'ai voulu faire la classe de composition avec Darius Milhaud, et alors j'adorais ce maître, il était tellement merveilleux ! Et j'avais une camarade, ça l'embêtait de faire les épreuves, alors il s'agissait d'Odette Gardello, et il lui disait : "Odette, mettez-vous au piano et quand vous ferez des bêtises, je vous dirai de mettre un coup de crayon parce qu'il doit y avoir une faute." Et alors Milhaud recevait en voisin, chaque fois qu'il avait une classe qu'il faisait chez lui, au 10, boulevard de Clichy, il recevait souvent Tansman. Et chaque matin pendant la classe, vers dix heures, Mme Milhaud, Madeleine, arrivait avec des fleurs toutes fraîches qu'elle allait acheter en bas à Pigalle, et chaque jour elle amenait des fleurs à Darius. Et Darius était un homme merveilleux, il racontait des anecdotes et il ne forçait pas à travailler. Il disait : "Bah, si vous ne m'amenez rien, eh bien on va s'amuser au piano, etc." C'était un grand maître, un grand maître, je l'aimais beaucoup. Et j'ai joué après sa musique, beaucoup beaucoup. Et il a été le premier à nous inviter en Amérique, en Californie, Messiaen et moi, en disant : "Vous savez, c'est la fin de la guerre, je voudrais que Messiaen et la petite, vous veniez jouer les "Visions de l'amen" en Californie." Et il m'avait fait jouer, avec orchestre, ses "Études", qui sont une oeuvre admirable, pour piano, ses cinq pièces, ses "Études", piano et orchestre. Alors ç'avait été... Nous avions découvert l'Amérique, c'était merveilleux. C'était un grand maître.
  • Bruno Serrou
    Justement, Darius... Qu'est-ce que vous cherchiez à l'époque ? C'est pour voir comment fonctionnait la composition ? Vous vouliez devenir compositeur ? Qu'est-ce qui vous a...
  • Yvonne Loriod
    Oui, oui, oui, oui. J'ai fait la classe de composition chez lui, je ne suis pas allée jusqu'au prix parce que j'avais trop de concerts à ce moment-là, mais j'ai fait la classe de composition. J'ai travaillé aussi beaucoup avec Messiaen, qui avait dit que la petite était aussi douée pour la composition. Mais malheureu... j'ai écrit jusqu'en... attendez, 1950, 1955, je ne sais plus jusqu'en... j'ai écrit beaucoup d'oeuvres, mais elles sont toujours dans les cartons. J'écrivais beaucoup pour onde Martenot. Parce que ma carrière avait débuté trop vite pour le piano dès la fin de la guerre. J'ai été invitée tout de suite pour des concerts et je n'avais plus le temps de terminer cette classe de composition, mais j'ai toujours écrit. Parce que Messiaen me disait que j'étais douée et que je devais continuer.
  • Bruno Serrou
    Donc il y a tous les cahiers d'Yvonne Loriod, vous avez tout gardé ? Et vous continuez à composer encore ?
  • Yvonne Loriod
    Non, je ne compose plus, non, non.
  • Bruno Serrou
    Ou c'est quelque chose qui restera enfermé, enfoui au fond de vos regrets ?
  • Yvonne Loriod
    Oh oui, parce que vous savez, ce n'est pas la peine d'écrire de la mauvaise musique quand on est l'épouse d'un très grand monsieur. Alors si je vous cite Pierre Boulez, il a beaucoup d'esprit. Il est quelquefois terriblement...
  • Bruno Serrou
    Incisif.
  • Yvonne Loriod
    Mettons. Incisif. Il appelait les mauvaises musiques (j'en ai joué, j'ai joué tous les compositeurs de ma génération, tous, tous, tous les étrangers, etc.) et Boulez appelait ça d'un mot très cruel, il appelait ça, la mauvaise musique française, le "folklore inexportable". C'est méchant, mais c'est très drôle. Mais si je vous citais tout ce que Boulez a écrit, c'est vraiment merveilleux.
  • Inconnu
    Mais vous savez, Boulez avait beaucoup d'esprit, mais il était très amusant, je vous cite aussi une chose de Boulez, puisque nous parlons de lui. Il était chef d'orchestre, grand chef d'orchestre, alors un jour, à Londres, il y a une dame exquise, anglaise, toute blonde, avec un chapeau fleuri, comme la reine, fleuri, très très amusant, avec des fleurs, et elle vient voir Boulez en disant :
  • Yvonne Loriod
    "Ah, Maître ! Maestro ! Vous dirigez, vous dirigez du Wagner. J'aimerais savoir quelque chose, est-ce que je peux vous interroger ?" Alors Boulez dit : "Madame, avec plaisir." "Alors, Maître, pour vous, quels sont vos grands B ? Parce que Bach, Beethoven, tout ça..." Alors Boulez dit : "Oh, madame, vous me posez une question difficile. Il faudrait que je réfléchisse beaucoup. Mais venez à la générale ou venez aux répétitions. - Oh, je viens à toutes vos répétitions. Ça m'amuse de voir que vous dirigez à angle droit. Alors je viens à toutes vos répétitions. - Eh bien, madame, je tâcherai de réfléchir." Alors la répétition suivante (Messiaen était à Londres, donc), elle lui dit : "Alors vous avez réfléchi ? - Ah, madame, vous savez, je me creuse la tête, je passe les nuits à réfléchir à votre question, mais ça m'est vraiment très très difficile. Est-ce que vous venez au concert ? - Oh, demain, mais mon cher Maître, bien sûr, je vais au concert, je viens au concert, je ne rate pas une de vos exécutions." Alors Boulez la voit : "Ah, madame, je peux vous répondre." Elle est tout excitée : "Alors, cher Maître, j'ai préparé un cahier, que j'écrive. Trois B, c'est pas énorme, n'est-ce pas, mais j'ai une petite feuille sur laquelle je vais écrire votre réponse." Alors Boulez fait un petit peu de cirque : "Écoutez, madame, je peux vraiment vous répondre. Alors pour moi, les trois B..." Alors elle commence à faire ses B. "Eh bien, madame, je vais vous répondre franchement. Les trois B sont : Boulez, Bozart et Bessiaen." Je ne sais pas si cette dame a compris, mais quand on a su ça, nous avons ri, parce que c'est vraiment d'un esprit très très marrant. Boulez était très amusant quand il le veut, mais je ne vous dirai pas tout ce qu'il a fait parce que c'est quelquefois terrible.
  • Bruno Serrou
    Oh si, dites-nous, justement !
  • Yvonne Loriod
    Comment ?
  • Bruno Serrou
    Dites-nous, au contraire ! À l'époque où il était étudiant, on en reste là ?
  • Yvonne Loriod
    Non, non, il était déjà chef quand cette dame a...
  • Bruno Serrou
    Oui, l'anecdote que vous avez donnée, c'est quand il était au BBC Symphonie Orchestra.
  • Yvonne Loriod
    Mais oui, mais il était déjà chef d'orchestre.
  • Bruno Serrou
    Vers 1970, quand il était le patron du...
  • Yvonne Loriod
    Il y a quelqu'un qui lui a un jour envoyé un concerto qui s'appelait le "Concerto de mai". Alors Boulez renvoie la partition en disant : "Je suis navré mais mes concerts finissent en avril."
  • Bruno Serrou
    Comment expliquez-vous que Messiaen en même temps ait permis l'éclosion de tant d'esprits différents ?
  • Yvonne Loriod
    Il faut que je vous raconte quelque chose. Messiaen était fait prisonnier. Ça devait se situer pas loin de cette fameuse ligne Maginot que tout le monde croyait imperméable. Il était fait prisonnier dans... tous les Français étaient mis, dans l'Est (je ne sais pas si c'était vers Metz ou quelque chose comme ça), avaient été mis dans un préau de classe. Adossés au mur. Alors Messiaen avait sorti "Le Sacre du printemps", une petite partition, de sa besace et il lisait pour se consoler, il lisait cette partition. Parce que que faisaient les autres soldats ? Ils couraient, ils avaient soif, ils couraient après un énorme camion qui distribuait de l'eau pour boire un petit peu d'eau. Alors Messiaen ne voulait pas se gendarmer, courir pour avoir de l'eau, alors il prenait une partition et il lisait. Alors il lisait, c'était je crois "Le Sacre du printemps". À quelques mètres de là, un jeune monsieur blond vient vers lui et lui dit : "Monsieur, je vois que vous êtes musicien. Je fais comme vous, je ne vais pas aller chercher de l'eau. Mais vous lisez de la musique, moi je suis musicien aussi, et j'aimerais que vous ayez la gentillesse de me prêter quelques minutes votre partition. Ça me consolerait beaucoup." Alors Messiaen lui dit : "Mais oui, voilà, il s'agit du "Sacre du printemps" de Stravinsky." Et puis alors ce monsieur blond le remercie, et puis il est emmené avec un lot de... un groupe de centaines de prisonniers, il est emmené par les Allemands. Alors mon Messiaen s'endort, il s'endort, et quand il se réveille, il n'y a plus que quelques hommes par terre, adossés au mur, et il trouve un mot sur sa poitrine : "Monsieur, je vous remercie de m'avoir prêté une partition, ça m'a consolé quelques minutes. Je m'appelle Guy Bernard-Delapierre. Je suis emmené par les Allemands. Voici mon adresse à Paris, si nous revenons de captivité. J'habite rue Visconti." Alors Messiaen a toujours gardé, parti prisonnier, fait prisonnier, il a toujours gardé cette adresse. Et la première chose, quand il est revenu de captivité, c'est de joindre ce Guy Bernard-Delapierre en disant : "Monsieur, vous souvenez-vous que nous avons été fait prisonniers ensemble et que je vous ai prêté une partition ? - Ah, mais oui ! écrit Guy Bernard-Delapierre. Savez-vous que je suis égyptologue ? Je ne suis pas toujours à Paris, mais j'habite rue Visconti. J'ai un très beau piano à queue, et je peux vous prêter mon salon si vous voulez faire des classes, des cours, des concerts, etc. Et je serais heureux de vous revoir." Alors bien sûr, Messiaen a écrit à ce Guy Bernard : "Je suis de nouveau à Paris, je suis nommé au Conservatoire de Paris. J'aurais plaisir à vous retrouver." Et c'est comme ça, dans le salon de Guy Bernard-Delapierre, que sont nés les cours que Messiaen a faits, et faisait gratuitement, pour les élèves qui étaient un peu malheureux au Conservatoire car c'était assez rétrograde à ce moment-là. Et c'est comme ça que Messiaen a pu grouper des gens qui voulaient apprendre la composition, comme Boulez. Il y avait Françoise Aubut, il y avait différents jeunes. Moi aussi j'étais là. C'était comme ça que sont nées les classes extra-Conservatoire de composition faites par Messiaen.
  • Bruno Serrou
    Et comment vous avez eu vent de ces leçons, de ces classes ? Comment...
  • Yvonne Loriod
    Eh bien parce que Messiaen a demandé aux élèves qui s'intéressaient à la composition s'ils voulaient venir, gratuitement bien sûr, Messiaen ne prenait pas un sou, dans le studio de Guy Bernard-Delapierre apprendre et analyser des choses qui étaient presque interdites au Conservatoire. C'est ainsi que Boulez est venu, que Messiaen a commencé à analyser des Debussy, des Schönberg, enfin la musique presque défendue au Conservatoire. Alors il a eu un groupe autour de lui, et ce groupe était très très passionné de musique. On a commencé à découvrir aussi les oeuvres de Messiaen, parce qu'il ne s'estimait pas le droit d'en parler au Conservatoire. Et alors nous avons pensé que M, Messiaen... Alors avec Boulez, nous avons fait des flèches sur les deux M, et c'est devenu, nous sommes devenus "les Flèches". Ainsi, M avec deux flèches. On appelait ça "les Flèches" et c'étaient des musiciens qui voulaient tout casser, tout au moins qui voulaient apprendre beaucoup de choses. Et c'est comme ça...
  • Bruno Serrou
    Messiaen qui était un doux, un tendre, comment acceptait-il, parce que autour de lui il n'y avait que des gens qui voulaient tout casser, alors que ce gentil Messiaen... Mais ce n'est pas du tout Messiaen, ça.
  • Yvonne Loriod
    Qu'est-ce qui n'est pas Messiaen ?
  • Bruno Serrou
    D'avoir des gens autour de lui qui veulent tout casser.
  • Yvonne Loriod
    Mais voyez, si, si, si, parce que déjà au Conservatoire, Boulez, qui a fait la classe d'harmonie un an avec Messiaen, il trouvait qu'on ne lisait pas ceci, qu'on ne lisait pas cela, etc., il voulait aller au-delà. Et Messiaen, sentant qu'on ne pouvait rien faire de plus que ce qu'il faisait, les harmonies très classiques, classiques, les devoirs de Gallon, et sentant qu'il y avait beaucoup de jeunes qui voulaient dépasser ce qu'on faisait au Conservatoire, il avait dit : "Voulez-vous venir à mes cours que je fais chez Delapierre ?" C'est comme ça qu'est né le salon de Guy Bernard-Delapierre, qui était un homme merveilleux, très très remarquable, qui a plus tard fait beaucoup de musique. Il a même fait de la musique de films, Guy Bernard-Delapierre était réputé. Enfin voilà l'histoire de Delapierre, c'est comme ça qu'il l'a connu.
  • Bruno Serrou
    Comment se passait cette classe chez Messiaen ?
  • Yvonne Loriod
    Cette classe ? Ce cours chez Delapierre ? On prenait une après-midi entière, Messiaen amenait des partitions qu'il n'avait pas le droit de faire au Conservatoire, il les analysait, il voyait les oeuvres des élèves, et c'était venu vraiment tout ce qu'il y avait de caché et de grand cri pour les jeunes musiciens qui voulaient dépasser l'enseignement du Conservatoire. C'était devenu un cri, ce cours-là. Et Messiaen l'a continué très très longtemps, jusqu'au moment où le Conservatoire, c'était même encore Delvincourt, le Conservatoire a décidé que c'était quand même un cours extra-Conservatoire, il serait mieux, carrément, de nommer Messiaen à une classe de composition, ç'aurait été plus franc. Et en 1960, je ne sais plus quelle... Il a d'abord eu une classe d'analyse, officielle, alors là on faisait tout ce que Messiaen voulait, il avait la liberté de choisir ce qu'il voulait analyser. Et ensuite la classe est devenue classe de composition. Voilà l'histoire de Guy Bernard-Delapierre.
  • Bruno Serrou
    Mais alors c'est quand même, ce qui est important, c'est quand même cette volonté chez vous de modernité. C'est une découverte soudaine, parce que vous avez eu ce professeur... pardon, cette marraine qui était au contraire très conservatrice, et tout d'un coup vous découvrez Messiaen, vous allez dans la classe de Messiaen et c'est la grande libération pour vous, parce que vous voulez devenir compositeur en même temps...
  • Yvonne Loriod
    Ah oui oui. Et à ce moment-là, la musique coûtait cher. Elle n'existait même pas. On ne pouvait pas avoir les partitions de Schönberg à Paris, on se les passait sous cape, n'est-ce pas. Il y avait Milhaud, Milhaud avait des partitions, mais il était en Amérique, il était caché en Amérique. Enfin, on était très heureux avec cette classe, et Messiaen a continué plus tard de faire des classes de composition. Et quand il a quitté son Conservatoire, il avait des auditeurs, il avait même cinquante, soixante auditeurs qui venaient à sa classe. Et le directeur avait fermé les yeux, parce que théoriquement il n'a droit qu'à douze élèves. Et c'est un jour Michael Lévinas, le compositeur, qui a voulu faire la classe Messiaen. Alors il est reçu en classe de composition, il fallait prouver, il fallait qu'on joue des oeuvres, il fallait prouver beaucoup d'oeuvres. Et alors le directeur, qui était Gallois-Montbrun, lui dit : "Monsieur, vous êtes reçu. Vous êtes reçu chez Tony Aubin." "Comment, chez Tony Aubin ? dit Michael Lévinas. Je me suis inscrit chez Messiaen, je veux être chez Messiaen. Je ne veux pas être chez un autre professeur. Je serai chez Messiaen. Sinon, monsieur le directeur, je vous donne ma démission tout de suite, si vous ne me mettez pas chez Messiaen." Il a été courageux, parce que plusieurs personnes ensuite ont fait comme lui. Et c'est ce qui vous explique que Lévinas a été chez Messiaen et qu'il a eu son prix de composition chez Messiaen. C'était quand même un peu...
  • Bruno Serrou
    C'est là qu'allait naître le groupe des "Spectraux"...
  • Yvonne Loriod
    Plus tard, oui. Et Messiaen avait, en tant que professeur, il devait aller à tous les concerts de ses étudiants. Il allait presque tous les jours, parce qu'il y avait beaucoup d'oeuvres, on devait jouer tous les compositeurs et les étudiants, on devait les jouer à l'orchestre, on devait les jouer en musique de chambre. Et je dois dire, je conduisais la voiture, je sais à ce moment-là que Messiaen allait presque chaque jour au concert pour entendre les oeuvres de ses étudiants.
  • Bruno Serrou
    Et vous, la classe... vous qui avez eu envie de devenir compositeur, est-ce que vous avez... c'est à l'intérieur même du Conservatoire vous avez suivi ses cours, ou est-ce que c'était à l'extérieur du Conservatoire que vous suiviez les cours d'Olivier Messiaen pour devenir compositeur ?
  • Yvonne Loriod
    J'avais deux choses. J'avais d'abord les cours de Messiaen, qui étaient passionnants, on analysait la musique, et puis j'étais encore, pendant la guerre, chez Darius Milhaud, boulevard de Clichy. Alors les deux se complétaient, parce que Milhaud était un être extrêmement ouvert. C'est lui qui pouvait prêter les partitions de Schönberg à des étudiants qui les lui demandaient.
  • Bruno Serrou
    Qui les apportait des États-Unis.
  • Yvonne Loriod
    Il était très ouvert, Milhaud.
  • Bruno Serrou
    Alors il était très très éclectique, aussi bien dans sa musique que dans ses choix artistiques en tant qu'auditeur, professeur.
  • Yvonne Loriod
    Milhaud ?
  • Bruno Serrou
    Milhaud, oui.
  • Yvonne Loriod
    Oui, oui. Il était très moderne, Milhaud.
  • Bruno Serrou
    Alors ce qui fait que votre musique a été jouée, vous avez entendu votre musique, vous savez comment elle sonne.
  • Yvonne Loriod
    Oui. Oui, oui, oui, oui. Mais c'était bien avant que Messiaen soit nommé professeur de composition au Conservatoire. J'ai travaillé aussi après avec Messiaen seul, je lui montrais mes oeuvres, mais c'était en dehors du Conservatoire, parce que j'ai écrit pendant un certain nombre d'années et je les montrais à Messiaen.
  • Bruno Serrou
    Et qu'est-ce qu'il vous en disait ?
  • Yvonne Loriod
    Messiaen ? Messiaen disait que j'étais follement douée et qu'il fallait que je continue. Et puis je me suis arrêtée quand même, mais lorsque j'ai vu ces oeuvres que j'avais écrites, les dernières que j'avais écrites, c'était quand même on peut dire très doué. Très doué. Mais j'ai cessé, parce que j'ai joué beaucoup plus de Messiaen et j'ai voulu aider Messiaen, parce que je trouvais qu'un grand homme comme ça devait seulement écrire. Alors j'ai voulu l'aider à corriger ses épreuves, car les éditeurs ne s'occupaient pas de corriger les épreuves, c'est Messiaen qui faisait les épreuves. Et j'ai trouvé tellement lamentable qu'un grand homme comme ça fasse autre chose que d'écrire que je lui ai demandé la permission de l'aider à faire ses épreuves.
  • Bruno Serrou
    Mais comment avez-vous éprouvé et senti que vous, vous ne seriez pas une grande dame comme ça ?
  • Yvonne Loriod
    Comme compositeur ?
  • Bruno Serrou
    Pourquoi avez-vous décidé de ne pas être une grande dame comme ça ?
  • Yvonne Loriod
    Ben écoutez...
  • Bruno Serrou
    Un grand monsieur comme ça.
  • Yvonne Loriod
    Grande dame. Toute ma vie a été une grande dame, à cause de Messiaen.
  • Bruno Serrou
    Mais pourquoi avez-vous décidé ça ?
  • Yvonne Loriod
    Parce qu'il est tellement grand, il est tellement adorable... Il m'a rendue heureuse toute ma vie. Et quand le bon Dieu l'a pris, en 1992, c'est qu'il savait bien que lui pouvait le rendre plus heureuse que moi je l'aurais pu. Alors pas question. Je jouais ses oeuvres. Et ce qui m'a permis...
  • Bruno Serrou
    Vous aviez quinze ans d'écart aussi quand même...
  • Yvonne Loriod
    Comment ?
  • Bruno Serrou
    Vous aviez quinze ans d'écart quand même quand vous étiez son élève, donc... On va parler de ça aussi.
  • Yvonne Loriod
    Mais ce qui m'a permis de suivre son évolution depuis les "Préludes", les "Visions de l'amen", la "Turangalîla-Symphonie", et même ses dernières oeuvres... ça m'a permis de suivre toute son évolution. C'était plus facile pour moi. Mais si je vous racontais... Tout était comme ça, tout était merveilleux chez lui. Un jour, il m'a dit... je ne savais pas qu'il écrivait "Saint François", il m'a dit : "Je voudrais que..." Nous étions mariés. "Je voudrais que tu ailles acheter..." C'était en 1980... 1980, 1982, 1983. "Je voudrais que tu ailles acheter des billets pour la Nouvelle-Calédonie." Alors je vais aller à l'UTA, je demande les prix et puis je reviens, je lui dis : "Mais sais-tu que ça coûte horriblement cher, la Nouvelle-Calédonie ? Tu ne peux pas avoir des oiseaux en Europe ? Ça serait moins cher quand même." Il me dit : "Non, non, j'ai besoin des oiseaux des îles lointaines." Je lui dis : "Très bien, bon, je retourne acheter." Et il m'a dit : "Nous allons en Nouvelle-Calédonie. Ça sera à telle époque, en octobre." Je ne discutais pas. "Il faudra que tu t'occupes de louer une voiture parce que moi je ne conduis pas." Nous avons été en Nouvelle-Calédonie et je dois vous dire que c'était merveilleux. C'étaient des oiseaux qu'on n'entendait que là-bas. Alors j'ai loué une voiture et nous avons découvert des oiseaux qui n'étaient que là-bas. Et alors j'ai pris la façon dont les ornithologues enregistrent des chants d'oiseaux. Alors si je vous dis comment faire : ils enregistrent un oiseau. Bon. Ils vont cent mètres plus loin, ils injectent à l'oiseau l'enregistrement. Vous avez un deuxième magnéto. L'oiseau chante encore mieux parce qu'il pense qu'il y a un rival. Alors vous avez donc deux enregistrements et vous avez des cassettes, j'en ai ramené six cents, des cassettes de Nouvelle-Calédonie, j'en ai encore. Et partout il faut faire ça si vous voulez des chants d'oiseaux, car ça ne suffisait pas à Messiaen qu'il écrive en notation, qu'il écrive tout ce qu'il notait, y compris les paysages, le biotope, enfin etc. Ça ne lui suffisait pas, il était très content que j'enregistre, parce que le soir, dans les hôtels, il pouvait renoter ses chants d'oiseaux d'une façon plus parfaite parce qu'on pouvait repasser la bande. Alors donc c'est tout ce qu'il y a de professionnel. Et alors heureusement que je n'ai pas résisté (tout ce qu'il disait était parole d'évangile), heureusement parce que cet oiseau qui est la gerygone, qu'il a noté dans son opéra à ce moment-là, qu'il écrivait "Saint François d'Assise", je ne le savais pas, les oiseaux qu'il a notés, c'est la gerygone qui accompagne tout ce qui est présence de l'ange dans son "Saint François d'Assise". Chaque oiseau a une sorte de leitmotiv et la plupart sont pris dans cette Nouvelle-Calédonie. Enfin, c'est tout à fait exceptionnel.
  • Bruno Serrou
    Alors je voudrais aussi, si on peut revenir un petit peu en arrière, sur la classe, je reviens sur cette classe "pirate" d'Olivier Messiaen, il y a eu quand même des personnages, des personnalités assez atypiques et qui ont laissé une trace dans l'histoire de la musique, en dehors de vous et de Boulez dont on a parlé un peu tout à l'heure. Il y aura Jean Barraqué, qui va être la grande... il va y avoir des rivalités au sein quand même... il doit y avoir des grandes discussions passionnées dans cette classe...
  • Yvonne Loriod
    Je ne suis pas sûre que Barraqué ait été de l'époque des Flèches. Barraqué était un révolutionnaire, mais il a fait les classes d'analyse, et il a écrit une sonate, que j'ai créée, difficile, j'en ai même pleuré parce que c'était très difficile de lecture. Mais Barraqué, je ne pense pas qu'il ait vraiment fait partie des Flèches. Il y avait Yvette Grimaud, qui voulait tout casser. Il y avait Françoise Aubut, qui était une organiste canadienne, remarquable aussi. Il y avait Boulez, il y avait Prior, il y avait Serge Nigg aussi, enfin il y avait quelques-uns.
  • Bruno Serrou
    Et qu'est devenue Grimaud, justement ?
  • Yvonne Loriod
    Elle habitait dans mon quartier. Je pense qu'elle a eu une classe (je ne sais pas si elle est encore en vie, peut-être oui), elle a eu une classe au conservatoire de Lyon. Elle était au musée Guimet et elle notait les disques en notation européenne. C'était une fille remarquable. Mais elle poussait les gens à aller chez Leibowitz, à être très très modernes. Elle les poussait, elle était vraiment, je peux dire, une "allumeuse" pour que les garçons, les garçons sortent de leur cocon, si on peut dire. Elle était remarquable, cette fille-là.
  • Bruno Serrou
    Il y a eu aussi, la même année que vous, il y a eu Claude Helffer, je crois aussi, qui était...
  • Yvonne Loriod
    Non, non, Claude Helffer n'a pas... non, non. Il regrette beaucoup, il n'a jamais été élève de Messiaen.
  • Bruno Serrou
    Non, il n'a jamais été... ? Parce qu'il l'a beaucoup joué...
  • Yvonne Loriod
    Il a beaucoup joué du Messiaen.
  • Inconnu
    Il a joué du Xenakis. C'est un garçon tout à fait remarquable, je l'aime énormément. Un garçon, un coeur très très profond. Mais il a eu le courage le premier de jouer les Xenakis, qui étaient, alors là, on peut dire partitions presque injouables.
  • Bruno Serrou
    Il y a eu cette course, cette course constante vers la difficulté, à une certaine époque aussi, qui était assez affolante. Parce qu'il y a eu Stockhausen aussi...
  • Yvonne Loriod
    Stockhausen, c'était encore classique, si on peut dire. Et un des premiers qui a joué du Xenakis, c'était Takachi, le Japonais.
  • Bruno Serrou
    Et vous, vous n'avez pas suivi cette période-là, vous êtes restée fidèle, cantonnée... Parce que Messiaen, est-ce que Messiaen allait plus tard profiter de l'aubaine du fait d'avoir une excellente pianiste à sa portée, à côté de lui, pour tester des choses ?
  • Yvonne Loriod
    Messiaen était un grand psychologue. Quand il a vu arriver Xenakis dans sa classe, il l'a observé un petit peu. Xenakis lui disait : "Il faut que je fasse de l'harmonie, je ne m'en sors pas, il faut que je fasse de l'harmonie." Et Messiaen disait : "Vous êtes architecte. Ne faites pas d'harmonie, vous allez vous abîmer. Il faut que vous restiez dans ce que vous aimez." Et Xenakis a toujours une grande admiration pour Messiaen parce que Messiaen l'avait sauvé. Il aurait fait des basses chiffrées, il se serait embarbouillé là-dedans, ça ne lui aurait pas rendu service. Et Messiaen a été vraiment des fans, a été fan de Xenakis, et chaque fois qu'il pouvait, il soutenait les jeunes. Il a soutenu Dao, qui était aussi un révolutionnaire, il a eu du reste le prix chez lui. Messiaen soutenait beaucoup les jeunes, et il soutenait aussi... Il a eu comme élève Grisey. Il l'a beaucoup soutenu. Vous savez, Messiaen était vraiment très ouvert. Et quand Boulez était malheureux parce que son père refusait, le père de Boulez, refusait, il lui disait : "Tu seras un rythmicien. Tu seras un rythmicien. Tu ne feras pas de musique." Et Messiaen prenait le métro avec Boulez pour le raccompagner à sa rue du Beautreillis, dans le 4e arrondissement, pour consoler Boulez parce que son père ne voulait pas qu'il fasse de la musique. Messiaen l'accompagnait, ensuite il revenait chez lui. C'est formidable quand même, un professeur qui fait ça !
  • Bruno Serrou
    C'est vrai, il n'y a pas beaucoup de maîtres qui font ça à leur élève.
  • Yvonne Loriod
    Et il l'a fait jusqu'au dernier moment. Il a énormément soutenu Grisey. Il a soutenu tout ce qui était révolutionnaire tout crin, si on peut dire.
  • Bruno Serrou
    Inouï, en fait, on peut dire ça comme ça.
  • Yvonne Loriod
    Et même sa façon, sa façon même d'analyser les Wagner, c'était tout à fait personnel. Il n'analysait pas traditionnellement comme ça, mais c'était vraiment... il ouvrait des horizons. Du reste, les élèves avaient foi en sa culture. Il avait une culture extraordinaire. Ils arrivaient chaque matin avec des questions, en disant : "Maître, ceci, cela... Bon, c'est de la théologie. Bon. Ceci, cela, c'est de l'arithmétique. Ceci, cela, quelle est votre réponse ?" Et Messiaen répondait toujours. Il était charmant, Messiaen. Et très psychologue aussi. Il avait un élève qui arrivait toujours à une heure, les classes se terminaient à une heure, et il ne s'excusait pas. Et à une heure, Messiaen devait rendre la classe pour Lilia Cousseau qui le suivait, l'élève amenait des pages, des pages de musique. "Maître, est-ce que vous pouvez regarder mon oeuvre ?" Messiaen tirait sa montre et disait : "Oui, mais il faut que je rende la classe à Lilia Cousseau. Et vous savez, je suis là depuis neuf heures du matin, j'ai fait un Wagner, vous savez, j'ai chanté, j'ai peut-être un petit peu faim." Mais alors l'élève lui répondait : "Ah bon, mais pas moi, parce que j'ai déjà déjeuné." Et Messiaen lui dit : "Moi je n'ai pas encore déjeuné, il faudrait peut-être que j'aille boire un petit peu quelque chose." Bon. Et alors Messiaen, psychologue, cet élève (un autre, je ne sais plus si c'est celui-là ou un autre) arrivait toujours en retard. Et alors Messiaen regarde l'heure, il était onze heures, onze heures, et il le regarde entrer dans la classe, et alors qu'est-ce qu'il a fait, Messiaen ? Il a dit : "Hé, bonjour, monsieur du Corbeau ! Que vous êtes, etc." Enfin, il récite la fable. "Et que vous semblez beau. Et vous êtes vraiment l'hôte de ce bois, l'hôte de ce Conservatoire." Messiaen s'est foutu de lui, le garçon s'est assis, pensant que Messiaen lui faisait une leçon, il n'est plus jamais arrivé en retard. Il faut le faire, de réciter une fable de La Fontaine à un élève comme ça. Et une autre fois aussi, à un mois de son examen, les élèves avaient des analyses à faire et Messiaen rencontre un élève anglais, rue de Rome. Il dit à cet élève : "Mais ça fait longtemps que je vous ai vu, dites-moi. N'oubliez pas que vous avez un concours dans un mois, il faut quand même venir répéter votre travail." "Mais écoutez, Maître, je ne peux pas parce que, pour payer ma chambre, il faut que je gagne, que je vende mes journaux, que je vende des journaux, sans ça je ne peux pas payer ma chambre." Alors Messiaen lui dit : "Vous vendez des journaux rue de Rome ? Vous en avez beaucoup à vendre ? Ça vous rapporte quoi ?" "Ben, le prix de ma chambre, ça fait je ne sais plus quoi, 150 francs." Bon, Messiaen a dit : "Écoutez, je vous donne 150 francs, tous vos journaux, mais vous me suivez à la classe, je n'ai pas envie que vous ratiez votre concours."