Claude Nicolet [06:13:19]

La généalogie exacte des certitudes

  • Marc Riglet
    Dans "L'Idée républicaine", quand vous reconsidérez votre ouvrage aujourd'hui, vous pouvez dire : je n'ai pas assez parlé de la nation.
  • Claude Nicolet
    Oui.
  • Marc Riglet
    Pourquoi ce remords ?
  • Claude Nicolet
    Oui, un remords, c'est plutôt une constatation. Vous savez, le sujet était énorme, j'ai choisi un certain nombre de choses, je me suis beaucoup plus occupé des mécanismes constitutionnels, de la théorie des pouvoirs chez les républicains ou leurs adversaires, et d'autres choses. Alors la nation, oui, c'est abordé. Il se trouve que depuis au moins dix ans je suis de plus en plus occupé de ces problèmes concernant la nation française. D'ailleurs je suis pas le seul, vous allez voir que tous les Français... c'est dans l'air, hein, puisque, à propos de la Corse, de la Bretagne ou d'autres choses... ou de l'Europe, on défend (peu de monde) ou on vilipende cette misérable nation. Et, comme tout le monde, j'avais entendu parler des... du problème des nationalités au XIXe siècle, des nationalismes français ou étrangers, etc., et... ça m'occupait. Ça ne m'occupait pas directement au fond, parce que je... bon, je suis pas né dans cette famille, vous vous en doutez, j'étais pas chez des nationalistes ardents. J'étais chez des petits bourgeois radicaux, pacifistes, et qui... pour qui le grand homme, c'était Léon Bourgeois et... et Briand, n'est-ce pas, parce qu'on espérait... « Arrière les mitrailleuses, arrière les canons !» Tout ça est très bien d'ailleurs, mais peu efficace. Bon. Alors j'étais pas occupé de ça. Alors si je m'en suis occupé, vous savez, il faut faire des détours toujours, les choses ne sont jamais linéaires, c'est en même temps parce que, dans mes études d'histoire, il y a quelque chose... dans mes recherches, dont nous n'avons pas parlé jusqu'à présent (ou à peine, à propos de Mommsen), c'est l'importance de plus en plus... grande que j'ai ressentie, enfin l'attrait de plus en plus grand que j'ai ressenti pour des études, les études que j'appelle d'historiographie, c'est-à-dire d'histoire de l'histoire. L'histoire de l'histoire ancienne à tel endroit, dans un tel pays, bon. Il y a des gens qui discutent sur le... l'emploi du terme. Moi... j'appelle ça « historiographie », avec d'autres. Et j'en ai toujours fait. Un des... un des pionniers qui en a fait de manière éclatante en France, c'est Pierre Vidal-Naquet, appliquée à l'histoire grecque, ça l'intéresse beaucoup, ça l'amuse, il en a fait de façon remarquable, admirable. Il a commencé par étudier le mythe de l'Atlantide et puis bien d'autres choses. En fait, je... j'en faisais en même temps sans trop le dire, parce que des vieux maîtres d'une érudition parfaitement classique et... et typiquement... ottocente, ce que... comme diraient les Italiens, XIXe siècle, comme le grand épigraphiste Louis Robert dont j'ai été l'auditeur et l'élève, la pratiquaient. C'est-à-dire ils nous disaient : « Quand vous citez un archéologue, un historien du XIXe, ou du début du XXe siècle ou d'avant, eh bien, commencez par vous informer, faites des recherches pour savoir qui c'était, dans quel cercle il... il se mouvait, d'où venait son intérêt pour telle chose, etc.» Moi, c'est ça, au plan élémentaire... mais, élémentaire mais pas facile, que j'appelle l'historiographie. Donc c'est toujours très intéressant. La préface de ma thèse est une préface historiographique.
  • Marc Riglet
    Ça part d'une précaution par rapport à la suspicion qu'on peut avoir d'une histoire toujours instrumentalisée...
  • Claude Nicolet
    Si vous voulez. Et puis surtout c'est de faire... de faire la généalogie exacte des... des certitudes ou des questions qu'on aborde à son tour. Alors en France, par une espèce de paresse, d'angoisse devant la prédominance allemande... vous savez, il y avait une mode quand je faisais mes études, on nous disait, on me l'a dit : « C'est pas la peine de remonter avant Mommsen.» Nous retombons sur Mommsen. « Ce qui est pré-mommsennien n'a aucun intérêt. Et tout commence avec Mommsen.» Non. Mommsen lui-même n'aurait pas dit ça. Alors j'ai toujours été intéressé par ces choses-là et depuis les années 1972, 1973, 1980, et, en écrivant "L'Idée républicaine", je ne faisais rien d'autre, pour d'autres questions, je sais pas... la séparation des pouvoirs ou des machins comme ça, que de faire une espèce de... de généalogie, si vous voulez. Et donc... je l'ai toujours faite aussi pour l'histoire romaine, lisant, essayant de redécouvrir ou découvrant moi-même, parce que je suis ignorant, des auteurs du XVIIIe, du XVIIe, du XIXe bien entendu, siècle. Et je me suis aperçu que c'est un... une voie d'une fécondité tout à fait remarquable, c'est très intéressant. C'est très difficile et je ne conseillerais à aucun de mes élèves (et Dieu merci, j'ai réussi, je crois, à les empêcher) de l'aborder tout de suite. Je veux dire c'est pas un sujet de thèse à donner à quelqu'un, parce qu'il faut d'abord avoir acquis une espèce de... comment dirais-je... de maîtrise, une espèce de tour de main professionnel dans un domaine, l'histoire romaine, l'histoire grecque... Ça, vous le faites avec les méthodes post-mommsenniennes si vous voulez. Et puis après, quand vous en saurez assez et que vous... vous pensez que vous ne vous tromperez plus grossièrement sur telle ou telle hypothèse, alors vous pourrez aller lire des gens qui ont dit des choses différentes parce qu'ils les croyaient, qui étaient à une phase moins avancée... des recherches, ou qui étaient... qui étaient... ça les empêchait pas d'être des géants, les hommes de la Renaissance et quelques autres, mais vous pourrez les juger mieux. Seulement voilà, à ce moment-là, il faudra que vous vous informiez, que vous fassiez une recherche sur leur époque aussi. Et donc c'est... c'est presque deux, trois spécialités qu'il faut avoir. C'est très difficile. J'ai rencontré, j'ai eu la chance de rencontrer une de mes élèves, qui est morte depuis, Vousa Raskolnikov, qui était une grande chercheuse, une personne tout à fait adorable, et qui avait tout à fait la formation classique... à Strasbourg, élève de mon ami Frésou, très bien, épigraphiste, histoire romaine si vous voulez... Son aventure familiale, elle... bon, elle est russe d'origine, son père était russe, un homme important d'ailleurs, et elle lisait le russe, donc elle avait étudié l'historiographie soviétique, ce qui était un champ d'application exemplaire des... des monstruosités qu'un régime despotique peut faire dire, oblige des malheureux historiens à débiter, n'est-ce pas, pour ne pas être envoyés en prison ou pour gagner quelques subsides. C'était horrible, l'historiographie soviétique d'époque stalinienne. Bon, enfin je vous apprends rien. Et... et alors je lui ai proposé un sujet sur un type tout à fait connu dans nos études, Louis de Beaufort, un historien français du refuge en Hollande, du XVIIIe siècle, qui a écrit des choses qui étaient en avance sur son temps, sur la méthode historique, sur l'utilisation des sources anciennes, sur le gouvernement de l'ancienne Rome. Nous étions vraiment peu nombreux en Europe à avoir lu Louis de Beaufort. Et elle a fait une thèse magnifique. Elle est morte prématurément, d'un cancer. Une thèse magnifique sur Louis de Beaufort et la naissance de l'historiographie critique. Et donc j'ai eu la joie de trouver donc au moins une de mes élèves qui... qui se soit intéressée à ça, mais après d'autres y sont venus aussi et... bon, j'ai plutôt étudié les gens, les Français du XVIIIe siècle, donc dans leurs rapports avec l'histoire romaine. Et là, en lisant des choses, on s'aperçoit que ces gens, même de bons pères oratoriens ou des abbés académiciens qui vivaient d'une vie d'érudit... comme la mienne, à l'Académie, la même, au XVIIIe siècle, ne pouvaient pas échapper à leur temps; qu'ils écrivaient des choses à l'époque où il y avait la guerre des parlements, entre le... les bureaux du roi et les parlements, à l'époque où on discutait de telle ou telle question, l'origine des Francs, les royaumes barbares, et que tout ça était des questions qui intéressaient toujours les gouvernements, qui n'aimaient pas qu'on en parle, ou qui aimaient au contraire, si, qu'on défende telle ou telle thèse, que c'était lié à l'histoire... naturellement intellectuelle, mais aussi à l'histoire politique, du temps.
  • (Silence)
  • Marc Riglet
    Alors, par quels chemins cet intérêt pour l'historiographie vous amène-t-il, vous ramène-t-il à la nation ?
  • Claude Nicolet
    Oui, alors... quelque chose de très simple, que je ne soupçonnais pas, mais qu'au fur et à mesure de mes lectures j'ai découvert et j'ai vu se confirmer, c'est que, globalement, pour les Français, depuis qu'ils font de l'histoire de Rome, ils s'occupent de Rome sur... depuis tout le temps pratiquement, mais enfin depuis la Renaissance, disons, ce qui compte pour eux, c'est l'Empire romain, infiniment plus que la République. J'ai fait quelques dénombrements de type statistique quantitatif, comme on dit, là-dessus, mais c'est écrasant, on ne peut pas s'y tromper. La république est une espèce de modèle scolaire, on fait lire de grands textes pour former de futurs gentilshommes chrétiens, c'est... mais c'est comme ça. Et puis ce qui les intéresse, mais alors de façon viscérale et de... tout simplement parce que c'est de façon actuelle, c'est l'Empire romain. Et je me suis aperçu d'une chose, c'est que les Français n'ont cessé d'essayer de régler leurs comptes, y compris les Français de l'Ancien Régime, n'ont cessé de régler leurs comptes avec l'Empire romain. Pour une raison d'ailleurs qui est très simple quand on y réfléchit, c'est d'abord : ils se sentent en continuité pour... dans toutes sortes d'aspects. Il y a toujours, à la même époque, un empereur romain quelque part de l'autre côté du Rhin, là-bas, qui se dit... empereur de nation... romain de nation germanique. C'est tellement important que les rois de France envisagent d'être candidats à l'Empire : François Ier, Louis XIV, etc...