Emmanuel Le Roy Ladurie [05:20:54]

L'«unification microbienne» du monde

  • Marc Riglet
    Et cette perception n'est pas contradictoire avec l'autre idée à laquelle vous tenez, au point que ce fut le thème de votre leçon inaugurale au Collège de France, de l'histoire immobile ?
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Alors, l'histoire immobile, je l'ai dit, je le répète, c'est un... c'est avant tout, je crois, l'idée de longue durée, évidemment, d'une société qui elle-même est sujette à des fluctuations importantes, soit démographiques par les pestes, soit culturelles.
  • Marc Riglet
    Vous avez une formule superbe, vous parlez de l'"unification microbienne" du monde.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Ah ! Ça, c'est encore autre chose, ça. Mais qui, malgré tout, a des paramètres assez fixes : un maximum de population pour la France de l'époque (20 millions de personnes), des techniques agricoles assez fixes, des patois qui ne bougent guère, une religion catholique qui reste à peu près la même, avec des changements, etc. Quant à l'unification microbienne du monde, je crois que c'est un phénomène alors qui n'est pas du tout de l'histoire immobile, lui, qui est le fait que : 1) l'ancien continent s'unifie à la suite de la montée démographique de la Chine au Moyen- Âge et de l'Europe occidentale, que les routes de la soie unifient l'ancien continent et passent donc parmi les rats couverts de puces du Turkestan, de puces pesteuses, et un beau jour c'est le court-circuit microbien, c'est la peste noire qui, partie de Crimée, arrive jusqu'en Italie et jusqu'en France, et dépeuple au tiers une bonne partie de la population d'Europe occidentale. Et ensuite les pestes continuent et on finit par avoir une force de 8, 9 millions d'habitants au lieu de 20 millions entre... de 1350 à 1450. Et surtout alors, l'unification microbienne du monde ainsi commencée, inaugurée, prend des allures tout à fait catastrophiques avec la conquête de l'Amérique et de l'Océanie, où on a, d'un seul coup, l'arrivée de toutes les maladies européennes ou de l'ancien continent sur des Amérindiens, des Indiens qui avaient passé le détroit de Béring vingt mille ans avant et qui avaient perdu leurs immunités. Et alors c'est une catastrophe assez épouvantable. Le Mexique perd 90 à 95 % de ses habitants et ne va renaître que sous forme métissée. Quant aux Caraïbes, ils sont nettoyés, c'est-à-dire totalement. Il y avait des millions d'habitants dans les Caraïbes et il en reste, quoi, quelques dizaines. C'est une catastrophe absolument extraordinaire. Alors, il est tout à fait sot d'expliquer ça par les arquebuses ou les épées des conquistadors, qui étaient ni plus ni moins méchants que les autres. Mais enfin, quand ils ont utilisé leurs arquebuses en Chine ou aux Indes, y a rien eu de semblable. Donc là c'est... et puis alors les petites îles de l'Océanie ont subi un peu le même sort, parce qu'il y a des gens qui avaient perdu les immunités.
  • Marc Riglet
    Mais dans ce cataclysme-là, vous dites, dans cette leçon inaugurale, de manière amusante : "Les Génois sont deux fois coupables". Alors la première, c'est parce que ce sont les caravaniers du mouvement que vous dites vers l'Asie, et la deuxième fois c'est évidemment Christophe Colomb.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    C'est Christophe Colomb, oui. Et, alors aujourd'hui les choses sont moins graves, évidemment, mais...
  • Marc Riglet
    Si vous voulez, on peut peut-être conclure par une autre façon d'approcher votre conception de l'histoire immobile. Je la reprends du jeune Emmanuel Todd qui, donc, au début des années 70, consacre dans Le Monde un article à votre travail, et il a cette formule, il dit que, pour vous, "l'homme est à la fois primordial et secondaire". J'ai trouvé que c'était finement apprécié.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Oui, Emmanuel Todd a été mon élève. Bon, il a un peu été dans toutes sortes de directions, et il est l'un de ceux qui ont prédit la chute du communisme dès 1976, alors que de très grands hommes comme Raymond Aron ou Paul Kennedy croyaient que le communisme, ou Kissinger, était là éternellement, enfin en tout cas pour un bon siècle ou plus. C'est un garçon fort intelligent. Alors, je crois que l'homme, là aussi, j'étais d'accord avec Foucault à certains égards : l'homme d'un côté est évidemment au centre de l'histoire, au coeur de l'histoire, mais il y a des forces qui agissent sur lui et qui sont tout à fait impersonnelles. Comme pourquoi est-ce que l'homme de Neandertal a disparu ? C'était un homme, hein, il était très proche de nous, quelques petites différences. Est-ce que c'est des épidémies ? Est-ce que c'est... ? On ne sait pas trop. Et le climat, bon.
  • Marc Riglet
    Théodore Monod, qui est mort il y a quelques mois...
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Quelques jours, oui.
  • Marc Riglet
    Disait que, évidemment, l'espèce humaine disparaîtrait et que ceux qui avaient le plus de chance de nous remplacer dans les ambitions de conquête du monde, c'étaient les octopus.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Il y a les scorpions aussi.
  • Marc Riglet
    Parce qu'il paraît qu'ils ont deux cerveaux, donc, mais bon, c'est une trop longue durée prospective pour... Votre idée, c'est le fait qu'il est pris, notre homme historique, dans un écosystème. Alors, il est presque plus... il y avait les fameuses structures économiques, les forces productives de Marx, mais bon, c'est pas votre registre, mais...
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Oh, mais je suis pas contre.
  • Marc Riglet
    Mais il y a cette idée au fond de détermination, en tout cas de contrainte forte.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Ben, c'est-à-dire que, quand même, si vous voulez, prenez la famine de 1693, il y a tout de même en France un million... la population diminue d'un million d'habitants, alors beaucoup par mort et puis d'autres parce qu'il y a des enfants qui sont pas nés, etc. Donc il faudrait imaginer aujourd'hui une famine qui ferait quatre... combien, six millions de morts ? Enfin, ça serait considéré comme énorme. On s'habitue à tout, mais enfin quand même. Mais, on peut dire que... alors la peste noire, a fortiori, vous avez quand même, et même d'autres pestes, même à Romans par exemple où un quart, un tiers de la population d'une ville est ratissé, et puis au bout de quelques années, on n'y pense plus, les veuves se remarient, ont des enfants. La population rurale vient remplir les villes, il y a des places qui se créent, qui s'offrent. Mais, enfin, on était beaucoup plus dépendant, si bien qu'aujourd'hui, au fond, on a assez peur de la vache folle ou du sida, parce que ça rappelle un peu ces périodes qu'on n'a pas tout à fait oubliées quand même.
  • Marc Riglet
    Et Malthus est intéressant ?
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Alors oui, je pense que, si vous voulez, Malthus, c'est la limitation par les subsistances, c'est un peu étroit, mais il est certain que un cycle d'expansion souvent finit par rencontrer son plafond. Le cycle d'expansion du Moyen-Âge en Europe, XIe-XIIIe siècles, a buté contre les pestes, en France la guerre de Cent Ans, et a fait place à une renaissance. Le cycle d'expansion du XVIe au XVIIe a fini là aussi par rencontrer ses propres limites sous forme de guerres, de pestes, de mariages tardifs. Et le cycle d'expansion commencé au XVIIIe siècle finit par buter sur la limitation des naissances, en France dès 1870, là c'est la France de 40 millions d'habitants, et puis ça a repris maintenant. Et on le voit bien maintenant, peut-être avec exagération du reste, en Italie, en Espagne, où il y a... alors Malthus n'en a vu qu'un aspect, qui était les subsistances, mais il y en a bien d'autres.
  • Marc Riglet
    Merci Emmanuel Le Roy Ladurie.
  • (Silence)