Emmanuel Le Roy Ladurie [05:20:54]

Une «idéologie de remplacement

  • Marc Riglet
    Et alors, comme il se doit, vous étant libéré de ce rude fardeau, vous partez vers ce que vous appelez une "idéologie de remplacement". Et alors là j'ai bien aimé les pages très savoureuses que vous consacrez à cette recherche d'une idéologie de remplacement. Vous excursionnez rapidement du côté du trotskisme, mais sans être vraiment saisi par l'envie d'y rester.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Alors il y a eu le trotskisme, mais surtout il y a eu Socialisme ou Barbarie, avec Castoriadis que j'ai connu, qui tout de même avait un côté de critique radical du bolchevisme.
  • Marc Riglet
    Pourquoi vous l'appelez Castoriadis-Chaulieu ? C'est la première fois que je...
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Parce qu'il, ben, il usait sans arrêt de pseudonymes, oui, parce que... qui est le nom d'un petit abbé un peu paillard du XVIIIe siècle, donc lui est un monsieur très sérieux, et parce que Socialisme ou Barbarie jouait à être des clandestins, enfin ils se trouvaient tous des surnoms. Mais c'est un esprit critique d'une grande énergie, d'une grande profondeur, et qui démolissait totalement le bolchevisme.
  • Marc Riglet
    Et en même temps, il était affecté de ridicule, parce que c'était un groupuscule dans lequel vous arriviez à reforger les figures antagonistes, c'est-à-dire que tel estimait que Castoriadis était une espèce de "stalinicule", et puis Claude Lefort jouait le rôle supposé, enfin non, réel d'ailleurs, de Trotski. Enfin, dans ce petit univers intellectuel, d'une certaine manière, vous jouiez une pièce étrange et un peu ridicule, non ?
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Ben on disait des trotskistes que quand un... je m'excuse auprès des dames, c'est pas le point de vue féministe, quand un des leaders masculins à l'époque changeait de compagne, ça créait tout de suite une nouvelle tendance, bon. Il y avait donc un côté un peu ridicule, mais quand même, même les trotskistes, que j'avais un peu connus du reste avant d'être au PC en 1945, 1947, 1948, les trotskistes, il y avait indiscutablement une critique du bolchevisme, et du reste, ils se sont intégrés au grand courant socialiste quand même qui nous gouverne actuellement.
  • Marc Riglet
    Et je crois que la dernière, l'ultime soubresaut de Socialisme ou Barbarie, la dernière scission, ses promoteurs avaient appelé leur courant GAG. GAG, et c'était l'acronyme de Groupe anti-groupes. Là, évidemment, on touchait, disons, l'anarchisme...
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Mais enfin là, bon, c'est un peu ridicule, mais enfin vous avez quand même 5 % maintenant, Mme Laguiller, de trotskistes en France, oui.
  • Marc Riglet
    Mais à l'époque, après ce passage du côté des trotskistes, de Socialisme ou Barbarie, il y a le PSU. Vous êtes à Montpellier. Le PSU, c'est une petite structure quand même militante, partisane, en tout cas elle a la capacité de présenter des listes aux élections. Et en 1959 vous conduisez même la liste du PSU à Montpellier. Racontez-nous ça.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Alors le PSU c'était des professeurs de lycée, des gens comme ça... Antonini, je me souviens, qui était corse. Alors on a vu un Corse qui est venu à la section, il a dit : "Ben voilà, je suis corse, je suis venu". Mais Antonini ne donnait pas tellement là-dedans. Alors c'était un mélange, pour moi c'était une façon d'être quand même anticommuniste au bon sens du terme. Pour la plupart de mes camarades du PSU, non, ils étaient au contraire partisans d'une unité avec le PC. C'est... à mon avis, ç'a été pour moi un peu comme le cosmonaute, vous savez, qui sort de sa capsule et puis qui a un sas, et ensuite il s'en va dans l'espace. Ç'a été ça, le PSU. Mais j'en ai gardé un bon souvenir, et là aussi c'était un parti d'avenir, puisqu'ils ont fait ensuite de belles carrières au PS, comme Poperen et d'autres. Et, au fond, quand je vois Georges Frêche, mon ancien élève, qui est maire de Montpellier, mais qui a un bon accent méridional, que je n'avais pas, je me dis qu'il y avait peut-être une carrière à faire, je n'ai pas de regrets. Du reste, Georges Frêche, je trouve que c'est un type que j'aime beaucoup, puisqu'il a été mon élève et très respectueux, et quand il a soutenu sa thèse, j'y étais traité de con à peu près à toutes les pages. Mais il m'en a jamais voulu. Ça, je trouve, j'admire ça, et quand je vais à Montpellier, dans mes bras toujours, très gentil, donc j'ai beaucoup d'affection pour lui.
  • Marc Riglet
    Donc vous faites un score, j'ai noté, vous faites 2,2 % des inscrits, et vous faites cette remarque : "Avec ce score, je sentais que ma carrière politique venait de connaître son apogée". On a envie de rebondir sur le mot "carrière", donc voilà, votre carrière, électorale disons, a connu son apogée, mais votre carrière d'historien, de professeur, de chercheur, elle, elle est sur son aire. Alors vous êtes professeur agrégé depuis 1953, et l'Éducation Nationale vous envoie à Montpellier. Comment se passent ces débuts d'enseignant, vos rapports avec les élèves ?
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Oui, alors juste deux mots alors sur ma carrière justement politique. Alors j'avais... c'est moi qui ai eu le plus de voix, je pense que j'avais des voix pétainistes à cause de mon père et des voix communistes à cause de mon passage au PC, si vous voulez. Alors sinon, ben j'étais... je devais aller au lycée de Béziers et finalement il y a eu une place à Montpellier, libérée par un collègue que depuis on a accusé, à tort ou à raison du reste, de m'avoir posé une bombe en plastique, enfin, en plastic i-c, qui a explosé, une petite bombinette, mais enfin qui aurait pu être dangereuse quand même, il y avait des éclats de métal. Mais j'ai jamais pu savoir, c'est un ami qui m'a dit ça. C'était une bourrade amicale pour... à propos de l'OAS. Et puis alors j'ai été professeur au lycée de Montpellier et j'ai vu au fond la difficulté de ce métier de professeur de lycée, avec les petites classes charmantes, mais dès qu'on arrivait à... dans les premières modernes, etc., c'était de la discipline, on pouvait... j'ai jamais été un professeur chahuté, mais enfin, ça pouvait poser des problèmes. J'ai bien fait ce métier, que je crois difficile parce qu'il faut... on répète, on est obligé de refaire les mêmes cours quand même, on peut pas repréparer chaque fois un cours nouveau. C'est un très gros travail.
  • Marc Riglet
    Et les programmes en plus à cette époque étaient stables.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Ben, je pense qu'ils avaient un... il y avait un sens chronologique, oui, c'est-à-dire on partait de l'Antiquité, on arrivait à l'époque moderne. Maintenant, depuis 1968, tout ça a éclaté et... alors on a reproché à l'école des Annales justement d'avoir fichu en l'air la chronologie et les dates. Braudel s'en est défendu et, personnellement, je suis très partisan d'une chronologie, tout en restant fidèle à mon cher maître Braudel. Mais lui-même disait que l'histoire des Annales, c'est plutôt pour l'enseignement supérieur et que l'histoire chronologique traditionnelle doit se faire au lycée.