Pierre Chaunu [05:37:56]

Le soulagement des larmes

  • Emmanuel Laurentin
    En même temps que vous travaillez sur La Mort à Paris, Philippe Ariès a déjà travaillé, lui aussi, sur l'homme devant la mort, et vous avez une sorte de concomitance effectivement des parcours sur un sujet qui est essentiel et qui est un sujet à défricher dans les années donc 1960-1970, Pierre Chaunu.
  • Pierre Chaunu
    [Il y a] au moins quarante mille ans que c'est essentiel, parce que on le voit à La Chapelle-aux-Saints, et de toute façon aussi il y a la fameuse histoire, si vous voulez, de...de la fille du chef, là, qui est mort, dans la sierra Nevada de Santa Marta et où vous avez un ethnologue qui...qui recueille et vous vous apercevez que les gestes qui sont faits par le chaman, ce sont ceux à la limite qui ont dû se...qui ont dû se faire autour de cette petite fille qui est enterrée il y a quarante mille ans à La Chapelle-aux-Saints. Donc c'est vrai que la...mais on retrouve, on plonge l'homme dans...on plonge dans l'homme. Ecoutez, vous savez, finalement, qu'est-ce que c'est que l'homme? Ben l'homme, c'est entre autres choses quelqu'un qui sait la mort, il sait qu'il va mourir. Et puis il y a l'autre formule, vous savez, c'est la formule de...de Voltaire que j'aime beaucoup: "C'est un animal qui boit sans soif et qui fait l'amour en toutes saisons." Ce qui montre, ça, justement, qu'il n'est pas conduit par des conduites complexes instinctives. C'est vrai, mais en même temps il sait la mort. Alors c'est...c'est embêtant. Tu sauras que tu mourras. [Ca pose un problème.]
  • Emmanuel Laurentin
    "Voilà quarante mille ans, dites-vous, à peine, que le premier homme vraiment homme, conscient de son devoir-mourir, a enterré et pleuré le premier mort de l'histoire." Et c'est cela peut-être qui est le plus important, c'est enterré et pleuré le premier mort de l'histoire.
  • Pierre Chaunu
    Sûrement. Mais oui.
  • Emmanuel Laurentin
    Parce que...
  • Pierre Chaunu
    Il a pleuré, il a pleuré parce que finalement c'est un morceau de lui-même aussi qui s'en va. C'est ça, c'est ça la mort. La mort, c'est quelque chose qui vous échappe, qui va vous échapper. Et en même temps aussi alors...et puis qu'est-ce qu'ils deviennent? Et c'est cette idée que ils viennent...ils viennent vous visiter la nuit, donc ils sont quelque part. Ah non, c'est fantastique. Vous savez, à la limite, l'homme c'est...la définition, l'homme c'est...c'est un être qui sait la mort, qui sait qu'il devra mourir.
  • Emmanuel Laurentin
    Et lorsque vous vous intéressez à cet homme qui il y a quarante mille ans a pleuré celui qui venait de disparaître, je pense...
  • Pierre Chaunu
    [Il me l'a pas dit, hein...] mais enfin c'est moi qui...mais enfin d'autres avaient dû le dire avant moi.
  • Emmanuel Laurentin
    Je pense à cette capacité très particulière que vous avez d'avoir ce don si particulier, qui était un don reconnu par tous au Moyen Age, qui était ce don des larmes aussi, c'est-à-dire que vous êtes un homme qui pensez l'histoire en compatissant presque avec ces acteurs passés.
  • Pierre Chaunu
    D'ailleurs c'est quelquefois très gênant parce que c'est vrai que dans certains cas j'ai du mal à retenir mes larmes. Je suis un animal de préhistoire, pas préhistorique, mais c'est vrai, vous savez, on est toujours frappé, c'est la facilité des larmes des gens du dix...encore du XVIIe et du XVIIIe siècle. Et finalement c'est une très grande différence avec les Japonais, qui représentent quand même un autre parti tout à fait valable de l'humanité, c'est...et c'est que les...la culture des Japonais les...les conduit alors à...l'éducation japonaise, c'est d'empêcher de pleurer. Et je crois que c'est...c'est un tort, parce que finalement les larmes d'ailleurs c'est une nécessité. Et je pense que l'Eternel n'a pas fait mal les choses là non plus.
  • Emmanuel Laurentin
    Bienheureux ceux qui pleureront...
  • Pierre Chaunu
    Oui, peut-être...
  • Emmanuel Laurentin
    Car ils seront consolés.
  • Pierre Chaunu
    Oui, ils seront consolés. Ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Je crois que c'est vrai que...c'est quelque chose de physique et...dans le fond, les larmes soulagent. Et...et vous savez que à un certain moment d'ailleurs (?) malheur, c'est qu'on ne peut même plus pleurer. Et ça m'a été raconté par une amie qui avait connu Auschwitz et qui découvre tout d'un coup la...elle est une gamine, elle a 13-14 ans, c'est Nadine Heffler. Elle découvre que...elle ne peut plus joindre sa mère qui est de l'autre côté du grillage et il y a une femme qui lui dit: "Ta mère est morte." Et alors elle éclate en larmes. Et elle lui dit, elle lui dit: "Moi, c'est ma fille." Elle a perdu sa fille. Elle lui dit: "Mais moi, c'est ma mère." Elle lui dit: "Mais moi, c'est ma fille, c'est la même chose." Elle lui dit: "Garde tes larmes, parce que bientôt tu ne pourras plus pleurer." Et ça, je crois que c'est les larmes, et puis le moment où on ne peut plus pleurer. Cette femme qui a perdu sa fille il y a quinze jours, elle ne peut plus pleurer. Nadine pleure, mais elle lui dit: "Dans quinze jours, tu ne pourras...tu ne pourras même plus pleurer."
  • Emmanuel Laurentin
    Mais vous rejoignez dans cette compassion, vous rejoignez Michelet, Michelet qui, je crois, disait: "Voilà le mystère du Moyen Age, le secret des larmes intarissables et son génie profond, elles se sont cristallées en gigantesques cathédrales qui voulaient monter au Seigneur."
  • Pierre Chaunu
    Oui, mais c'est beau, il avait...vous savez...il avait un beau petit talent, hein, le gars Michelet. Et c'est ce que disait toujours Lucien...c'est Georges Lefèvre qui lui disait ça. Il disait: "Dans le fond, quelle différence qu'il y a entre Michelet et les autres? Vous êtes des historiens, pensez à l'écriture, y a que ça qui compte. Y a que ça qui reste. Regardez Michelet." Bon. C'est vrai, non, Michelet c'est formidable. Et vous savez...le...un des plus beaux textes de la littérature française, c'est les pages de Michelet sur Jeanne d'Arc. Alors là! C'est un des sommets, je crois que c'est un des sommets de...non seulement de la littérature, mais de la littérature universelle. Jeanne d'Arc vue par Michelet.
  • Emmanuel Laurentin
    Mieux que Péguy?
  • Pierre Chaunu
    Ah oui! Dites donc, le souffle... Oui, c'est bien, mais enfin ça... Vous savez, j'aime pas beaucoup Michelet, mais enfin de toute façon je reconnais qu'il a un foutu talent. Mais alors naturellement il l'a mis aussi très souvent au service de...écoutez, de conneries, quoi, mais enfin écoutez, ça c'est pas grave, hein... L'essentiel, c'est qu'il l'a mis quand même... Non, c'est un...c'est un très grand, très grand poète en fait, c'est un poète en prose.
  • Emmanuel Laurentin
    Et d'ailleurs vous-même, on a pu vous le reprocher à une certaine période: vous êtes un poète historien d'une certaine façon, c'est-à-dire que votre écriture est une écriture qui est plus que teintée de littérature et de poésie, c'est-à-dire qu'elle est nourrie de la même façon de Bernanos et peut-être de...justement de Bernanos et de Simiand, de Voltaire et de Fernand Braudel.
  • Pierre Chaunu
    Ben pourquoi pas? Non, mais écoutez, là vous allez me... Vous savez, je...je vais le prendre avec humour parce que sinon...sinon, comme on dit vulg...vulgairement, vous allez me faire gonfler les chevilles, bon. Ca, il faut le prendre...non, oui, écoutez, non... J'essaie d'écrire, je dis ce que je sens, ce que je pense, ce que je...je ressens, je ne crois pas qu'on... Simplement, je pense que j'ai quand même été enseignant, j'ai enseigné longtemps, d'abord dans un lycée, c'est très important, et puis ensuite devant des amphithéâtres. J'ai toujours essayé de ne pas être ennuyeux. Et donc il suffit d'écrire comme on parle.
  • Emmanuel Laurentin
    Ne pas être ennuyeux avec les chiffres, c'était peut-être...
  • Pierre Chaunu
    Ah non, mais les chiffres, c'est...y a rien de plus rigolo que les chiffres. Quand on les aime. Quand on les aime. Et puis les chiffres, je les aime pas pour eux, mais je les aime parce que...par ce qu'ils disent, parce que derrière les chiffres il y a des réalités humaines.
  • Emmanuel Laurentin
    Et il y a les hommes.
  • Pierre Chaunu
    Bien sûr. Tenez, si vous prenez simplement n'importe quelles statistiques, la proportion des hommes et des femmes. Eh bien, en Afghanistan, cher ami, vous avez beaucoup plus d'hommes que de femmes. Ca, c'est pas normal, parce que normalement vous avez plus de femmes que d'hommes parce qu'elles sont plus solides. Mais ça me...ça me laisserait penser que finalement elles n'étaient pas très bien traitées avec les taliban et dans cette culture, parce que y aurait...il doit y avoir normalement plus de femmes que d'hommes, quand on compte la totalité des hommes et quand...quand on prend la totalité comparée. Voyez, on...c'est fou ce qu'on trouve derrière un chiffre, un petit chiffre de rien du tout, ça...ça signifie beaucoup.
  • Emmanuel Laurentin
    Alors revenons à cette Mort à Paris, qui est un travail très important, que vous menez donc avec beaucoup d'étudiants, vous l'avez dit. Cela signifie quoi, de travailler comme cela avec des équipes d'étudiants? Vous dites..."C'est un séminaire de cinq à sept, dites-vous, avec des étudiants", et au bout du compte il y a cet ouvrage, qui est un ouvrage très important...
  • Pierre Chaunu
    Ah oui, mais ça c'est...ça c'est la vraie joie, écoutez, c'est...c'est notre métier, c'est tout. Le... Ca, c'est le bonheur. Et de travailler en équipe, c'est vraiment le bonheur. Et d'ailleurs c'est ce que je fais maintenant avec (?). Il faut toujours, il faut au moins être deux, écoutez, il faut...il faut qu'il y ait un échange constant, et quand on...quand on fait une recherche ensemble, c'est... Vous savez...mais ce que...dans...dans les mémoires, dans les maîtrises d'étudiants, toute la cave en est pleine, dans les maîtrises d'étudiants il y a beaucoup de choses, vous savez, quelquefois on dit: ça, c'est génial, ça, c'est formidable. Vous avez trouvé un passage. Et dans un séminaire, quand dans l'exposé de l'étudiant vous dites: "Ca, répétez! Ca, c'est extraordinaire, vous avez trouvé une phrase, là, qui...dans un document, etc." J'ai eu des moments d'émotion extraordinaires dans La Mort à Paris.
  • Emmanuel Laurentin
    Lesquels?
  • Pierre Chaunu
    Vraiment... Ecoutez, en lisant...en lisant un testament, on a les larmes qui viennent aux yeux. C'est très beau...
  • Emmanuel Laurentin
    Parce qu'on se replace dans cette période-là au moment où celui qui l'écrit l'écrit justement?
  • Pierre Chaunu
    Ben c'est-à-dire que si vous voulez, écoutez, donc oui, y en a... Je vous dis, il y a certaines phrases de...des testaments que je ne vous dirai pas parce que je me mettrais à pleurer, encore maintenant, tellement c'est beau. Et toujours de gens très humbles.
  • Emmanuel Laurentin
    Mais c'est l'homme de foi ou c'est l'historien qui...
  • Pierre Chaunu
    Mais non, mais c'est parce que c'est beau, parce que...parce que c'est sans...ces êtres-là étaient aussi des êtres...c'étaient souvent des femmes d'ailleurs, c'étaient des êtres de lumière, c'étaient des gens merveilleux. Y a...des gens tout à fait ordinaires, mais qui...qui avaient des expressions comme ça, toutes naturelles. Et en général ce sont des expressions de bonté. Non, non, mais vous savez, l'humanité, il y a des...il y a de très belles choses dedans aussi.
  • Emmanuel Laurentin
    Vous dites: c'est beau de travailler en équipe et de travailler à plusieurs. C'est vrai que si l'on prend tout votre travail depuis cinquante ans, Séville et l'Atlantique, vous l'avez produit avec votre épouse, les grands ouvrages que vous avez écrits à certains moments, ce sont des ouvrages collectifs, La Peste blanche, vous l'avez écrite avec Georges Suffert, et tout au long de vos soixante-quinze ou quatre-vingts livres, ou quatre-vingt-dix livres...
  • Pierre Chaunu
    Le livre avec Eric Mension-Rigau, oui, et puis aussi avec François Dosse, oui.
  • Emmanuel Laurentin
    Parce que ça signifie qu'il faut toujours qu'il y ait dialogue entre vous et quelqu'un?
  • Pierre Chaunu
    J'aime bien. Vous savez, finalement, la pensée est dialectique. C'est pourquoi, vous avez ce très beau mot de Karl Marx, que j'aime beaucoup citer: "Il n'y a pas de dépassement dialectique possible du christianisme, il est le dépassement dialectique de tous les dépassements dialectiques concevables." Le dépassement, la dialectique, c'est quelque chose de formidable, c'est...c'est l'opposition qui...qui fabrique, je dirais, une synthèse, et puis ensuite qui redevient...qui devient une thèse et...opposée à une antithèse et... C'est toute la pensée qui est comme ça, elle est dialectique.
  • Emmanuel Laurentin
    Quelles sont les conclusions auxquelles vous arrivez, avec vos étudiants justement, dans ce travail sur La Mort à Paris, donc qui court depuis le début de l'époque moderne jusqu'à la Révolution française?
  • Pierre Chaunu
    Oh ben, elles tiennent en quelques phrases: il y a incontestablement une certaine distance, mais je dirais que...il y a vraisemblablement, au début de...au début de toute chose, il y a toujours du bon et du mauvais, c'est-à-dire qu'il y a peut-être une fascination...je ne crois pas que la vie est faite pour...pour préparer la mort, je dirais plutôt que c'est la mort qui prépare la vie. Et donc... Les conclusions de La Mort à Paris, ça tient en quelques phrases. Qu'est-ce que c'est les (?). Il y a tout simplement une forme de...de présentation, de...de vision de l'au-delà qui...qui varie, qui...ou simplement, si vous voulez, qui...qui disparaît, qui...auquel une autre se substitue. Je crois pas que les conclusions sont extraordinaires. Ce qui est peut-être le plus utile, c'est...c'est de voir comment se vit, pendant un siècle ou deux, cette...comment la mort est vécue par ces gens qui se confient à un notaire ou du moins qui quelquefois, si vous voulez, écrivent eux-mêmes. Donc on peut imaginer comment ces Parisiens ont vécu leur mort. Mais les conclusions, c'est tout, c'est rien, c'est...enfin c'est ça, quoi, c'est ce morceau de vie dans cet instant capital qui est lorsqu'on est affronté avec la mort d'un être cher ou avec sa propre mort.