Serge Klarsfeld (Acteur de la mémoire) [07:08:36]

L'affaire Kiesinger (1)

  • Jean-Baptiste Pérétié
    Serge Klarsfeld, nous avons consacré un premier entretien avec vous à votre enfance et à votre jeunesse jusque dans les années 60 et ce deuxième entretien va nous donner l'occasion de nous concentrer sur votre action de justice et de mémoire. Est-ce que, pour commencer, vous pourriez resituer le contexte dans les années 60, donc vous vous êtes marié avec votre femme Beate en 63 et vous vous apprêtez, disons, à mener une vie normale, et puis vous faites en 1965 ce voyage à Auschwitz. Est-ce que vous pourriez partir de là s'il vous plaît ?
  • Serge Klarsfeld
    Je pense qu'à Auschwitz ou je suis même sûr qu'à Auschwitz, j'ai écouté un appel qui m'était lancé, sans doute par moi-même, mais en tout cas que j'ai reçu comme étant celui de mon père et de tous ceux qui étaient arrivés là-bas. C'était pas très conscient ce que j'avais ressenti mais c'était la nécessité de faire quelque chose, quoi, de... Disons, c'est un moment de la vie où... décisif, où on sort de soi-même pour devenir peut-être quelqu'un d'autre mais il n'y avait pas l'occasion, c'était simplement quelque chose de ressenti et qui s'est exprimé peu de temps après. Je pense que c'est souvent comme cela, quand on décide au fond de soi de faire quelque chose, les opportunités ou les circonstances font qu'on se dirige vers la situation où on a justement à rompre ou à aller de l'avant, quoi. Et donc la situation s'est présentée, je dirais, en 66 puisqu'en décembre 66, Beate étant à l'Office franco-allemand pour la jeunesse, ayant choisi de se... de militer, on peut dire, dans sa profession pour le rapprochement des jeunesses françaises et allemandes, euh... un nouveau Chancelier est désigné par le parlement allemand et il se révèle... bah c'est dans " Le Figaro " tout simplement, qui le note sans particulier scandale, les journaux de gauche même n'en parlent qu'à peine, c'est un ancien nazi actif dans la propagande radiophonique vers l'étranger pendant la guerre. Et, à ce moment-là, sans doute parce que j'en avais parlé beaucoup avec Beate, que je lui avais donné à lire aussi les... Hans et Sophie Scholl, le livre de Inge Scholl,  " La Rose blanche ". Et... Beate était reconnaissante à In... aux Scholl parce que, finalement, ce sont les Scholl qui m'ont aidé à surmonter des préjugés que je pouvais avoir vis-à-vis des Allemands et à considérer qu'il fallait donc juger les Allemands sur ce qu'ils étaient et que... et dans ce qu'avaient dit Hans et Sophie Scholl, ils avaient dit, enfin : " N'oubliez pas les petits maîtres du nazisme, ceux qui retourneront leur veste et, ceux-là, ne les laissez pas... ne les laissez pas faire ", quoi. Et donc, Beate a décidé de protester contre le fait que ce nouveau Chancelier avait ce passé de compromission avec le nazisme.
  • Jean-Baptiste Pérétié
    Donc, c'était le Chancelier Kurt Kiesinger...
  • Serge Klarsfeld
    Kurt Georg Kiesinger, oui.
  • Jean-Baptiste Pérétié
    Comment est-ce qu'elle s'y est pris pour protester ?
  • Serge Klarsfeld
    Eh bien, elle a publié un article dans " Combat ", elle est allée à " Combat " et elle a attendu de voir le rédacteur en chef, elle lui a apporté une tribune libre qui protestait contre le fait que Kiesinger était Chancelier et... en disant que un ancien nazi à la tête du gouvernement allemand, c'était une réhabilitation du nazisme. Et en quelque sorte, moi je comprenais derrière que si un homme qui était actif dans la propagande hitlérienne devenait Chancelier, euh... un homme ayant reçu la meilleure éducation possible, ayant décidé d'être nazi et de faire la propagande du régime nazi, bah tous ceux qui avaient persécuté les Juifs et mon père en particulier, euh... bah, il y avait plus de raison, au fond, de les poursuivre s'il y avait pas une protestation. Or, il n'y avait pas de protestation. Günter Grass avait fait une lettre ouverte à Kiesinger lui demandant de ne pas accepter la responsabilité qui lui était proposée par les chrétiens-démocrates et les libéraux, qui avaient la majorité au parlement, et il n'a même pas répondu à la lettre de Günter Grass, il l'a traitée, je dirais, par l'indifférence ou le mépris et il est devenu Chancelier. Donc... L'Allemagne s'est très bien accommodée, la France aussi, ça paraissait normal. Aujourd'hui, ça ne paraît absolument pas normal mais, à l'époque, le Président de la République allemande, de la République fédérale allemande, était un ancien architecte qui avait déssiné des baraques de camps de concentration et le Chancelier était un ancien propagandiste hitlérien. Donc... Aujourd'hui, on n'arrive même pas à le concevoir. Dans le gouvernement allemand, certes, c'était la grande coalition, il y avait Willy Brandt et il y avait des sociaux-démocrates dont la conduite avait été tout à fait correcte, il y avait... Brandt était... avait été résistant mais il y avait aussi [Schiller], qui était le ministre de l'économie, qui était... qui avait été nazi, il y avait le ministre des Affaires étrangères, Schröder, qui avait été nazi... Et aujourd'hui, on ne s'en rend absolument pas compte parce que l'Allemagne a changé, mais comment a-t-elle changé ? C'est justement un petit peu le récit que l'on peut faire, quoi, c'est-à-dire l'intrusion de la morale politique dans, je dirais, dans la vie politique allemande par rapport au nazisme. Donc Beate a protesté tout simplement en écrivant un article qu'elle a signé de son nom et absolument pas de sa qualité de... Elle aurait pu mettre secrétaire à l'Office franco-allemand, elle n'a rien mis, elle a mis Beate Klarsfeld. Et puis elle a publié un deuxième article intitulé... enfin, je me souviens même plus le titre, je crois " Le passé trouble de l'Allemagne " et puis... et au troisième article, elle a été brutalement révoquée de son poste à l'Office franco-allemand pour la jeunesse. Et entre-temps, parce que ça, ça se situait au mois de septembre 1967, entre-temps, au mois de juin 1967, j'étais parti comme volontaire en Israël pour... pendant la guerre des Six-Jours ou même tout à fait au début de la guerre des Six-Jours, le premier jour... Et ça été aussi un enseignement pour moi tout à fait, comment dire, significatif, c'est que, le premier jour, j'étais très inquiet parce qu'il pouvait y avoir une bataille aérienne et si Israël perdait la bataille aérienne, les volontaires ne pourraient pas venir en Israël. J'étais dans une... J'avais quitté l'ORTF, j'avais démissionné de l'ORTF et j'étais entré dans une affaire qui s'appelait la Continental Grains, une affaire américaine, qui avait des bureaux en Europe. Et... J'étais assistant de direction. Et avec un ami, Juif également, un ami d'enfance, qui se trouvait dans la même firme, c'était le lundi matin, on a appris la guerre et on a dit : " On part. " Et on est allés voir bah la direction et puis on a dit : " On part, hein, parce que c'est un impératif. On essaiera d'être absents le moins longtemps possible et de revenir ", quoi. Et bon, j'ai dit : " On va... on va se renseigner à l'ambassade d'Israël. " L'ambassade d'Israël, ils nous ont dit : " Ah non, on peut pas faire partir les gens. Il y a des centaines de personnes qui se présentent et qui attendent. " Alors j'ai tout simplement téléphoné à Air France et puis j'ai réservé un billet pour Tel Aviv et nous sommes partis en payant notre billet, on n'a pas attendu qu'un avion vienne d'Israël pour prendre les volontaires. On est partis via Athènes et l'avion a été dérouté... l'avion a été dérouté à Athènes, voilà. En route, il a été dérouté sur Athènes et on est descendus à Athènes parce qu'il y avait la bataille aérienne dans... au Proche-Orient. Et le lendemain... Alors, nous étions deux volontaires... trois volontaires dans l'avion et l'avion était à moitié vide alors qu'il y avait des centaines de volontaires qui voulaient partir pour Israël mais qui attendaient que, je veux dire, Israël fasse le travail pour eux, de les transporter. Et donc ça a été aussi une leçon, c'est-à-dire quand on est volontaire, il faut vraiment être volontaire. Et le lendemain, un avion est venu d'Israël puisque la bataille aérienne avait été gagnée par Israël et nous a transportés à Tel Aviv. De Tel Aviv, on nous a dit : " On n'a plus besoin de volontaires. Si vous voulez aller travailler pour faire les..." Comment dire ? C'est une sorte de service civil qui aide l'effort de guerre, mais ça, on n'avait pas le temps. On s'est dit, puisque c'était le mardi, on s'est dit : " On va rester pour la semaine. " Mais comme j'avais encore ma carte de l'ORTF, j'ai demandé qu'on soit gentil avec moi et on m'a pris, donc, dans une unité pour suivre une unité qui est partie, donc, au Golan. Et donc, ce que j'ai fait pendant cette période, c'est la campagne du Golan avec une unité israélienne. Donc on est montés sur le Golan, on est arrivés jusqu'à Kouneitra et on s'est arrêtés là. Et, d'ailleurs, les gens de l'unité avec laquelle je me trouvais ont créé ensuite un kibboutz qui s'appelait Merom Golan et qui est juste en face de Kouneitra. Et... J'avais gardé quelques contacts avec eux et mon fils, en 1980, a fait sa bar mitsvah laïque au kibboutz Merom Golan, nous sommes allés là-bas pour la faire, ma mère, Beate et... Arno et moi. Et... Et donc je suis reve... je suis reparti, je crois, le samedi, je suis allé à Bucarest voir ma tante et puis voir la communauté juive, leur raconter ce qui s'est passé en Israël et, de là, je suis revenu à Paris. Le lundi, nous étions tous les deux, mon ami et moi, nous étions tous les deux au travail, de nouveau, à Paris, voilà. Ça, c'est un intervalle mais c'est pour montrer que l'engagement se trouvait déjà là parce que... Bon, j'étais attaché à Israël, j'y étais allé en 53, en 59, avec Beate, en 66 d'ailleurs, et donc il me paraissait, disons, tout à fait normal de jouer, donc, ce rôle qui était tout à fait mineur mais, pour moi, qui était très important.