Alain Decaux [00:53:03]

Arrivée à la télévision

  • Alain Decaux
    L'histoire commence au début de l'année 1956. André Castelot, avec qui je travaille depuis de très nombreuses années à la radio, pour "La Tribune de l'Histoire", me dit : « Tu sais, j'ai eu un appel d'un certain Lorenzi. Je suis allé le voir.» Il ne savait pas qui était Lorenzi, moi non plus. Pourquoi ne le savions-nous pas ? Parce que nous n'avions pas la télévision. Finalement, très peu de gens encore en 1956 avaient la télévision. Nos parents ne l'avaient pas, nos amis ne l'avaient pas, je ne connaissais personne qui ait la télévision, curieusement... Alors nous voyions de temps en temps un écran qui clignotait dans une vitrine le samedi après-midi, parce qu'il y avait des émissions le samedi après-midi, mais c'est tout. Alors on ne savait pas qui était Lorenzi, mais Castelot me dit : « Je suis allé le voir, il m'a fait une curieuse proposition. Il m'a dit : "Voilà. Le mardi soir, il y a des dramatiques en direct, il y a actuellement deux séries, "En votre âme et conscience" et "Les Cinq Dernières Minutes", et M. d'Arcy a eu l'idée d'avoir une série historique, et il me l'a confiée. " Nous ne savions pas d'ailleurs qui était M. d'Arcy, qu'il était le directeur de la télévision, nous ne savions rien. Nous savions tout de la radio, mais rien de la télévision. Preuve que, pour les gens de la radio, la télévision, c'était un monde à part. Il faut le savoir, ça. « Alors voilà, dit Castelot, alors tu comprends, c'est tout de même assez lourd. Il s'agirait donc d'écrire un texte toutes...et qu'on passerait toutes les trois semaines. » Un texte...donc une dramatique historique toutes les trois semaines. « Je ne peux pas faire ça tout seul », me dit Castelot. Comme nous travaillions ensemble depuis tant d'années, il me dit : « Veux-tu le faire avec moi ? On va aller voir ce Lorenzi, mais tu vas voir... Tout ça n'est pas très exact. » Alors nous avons ce rendez-vous rue Pergolèse, dans un bar. (Je n'ai jamais su pourquoi Stellio nous avait donné rendez-vous dans ce bar... Je lui en ai parlé après, et lui jurait que c'était moi qui lui avais donné rendez-vous dans ce bar ! Comment écrire l'histoire ? Moi je suis sûr que c'est lui qui nous avait donné ce rendez-vous. ) Nous arrivons dans ce bar, je vois Stellio tel qu'il était, assez... l'oeil toujours très vif, il vous scrutait, il vous regardait, il vous enveloppait dans son regard. À côté de lui, une jeune personne à qui je donnais quinze ans et qui était sa scripte, qui était Michèle O'Glore. Cette scripte était mariée, elle avait déjà un petit garçon... je crois, de deux ans à l'époque, elle avait un peu plus de quinze ans quand même, mais elle a toujours paru beaucoup moins que son âge, Michèle O'Glore. Alors Stellio nous dit, voilà, comme si c'était fait : « On va faire... On commence dans un mois et demi, il faudrait que j'aie le texte la semaine prochaine ». « Ben c'est ça le problème ». Alors Castelot lui dit : « Mais est-ce que vous vous rendez compte que c'est pas possible ? On ne peut pas faire ça ! Il faut au minimum un mois pour écrire un texte de ce genre. Il s'agit au fond du scénario et du dialogue d'un film ! C'est la même chose. Les scénaristes mettent six mois, vous, vous voulez nous faire ça en huit jours ! » ? « Ah ! mais oui ! Mais à la télévision il faut aller vite », etc. Bon, nous partons très réservés. Nous nous voyons, Castelot et moi, et on se dit : « Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? » Nous faisions de la radio, nous étions... Cette émission avait énormément de succès, "La Tribune de l'Histoire". C'était le temps encore où une grande émission de radio, une grande variété de radio, le samedi soir par exemple, les cinémas, il y avait beaucoup moins de monde : les gens rentraient chez eux pour une grande variété de radio ou une grande dramatique de radio. Alors ces gens qui voulaient nous faire transpirer, travailler jour et nuit... On avait demandé ce qu'on nous donnerait, la somme qu'on nous offrait était lamentable, mais d'un dérisoire qui aujourd'hui laisserait pétrifié même le plus modeste des jeunes auteurs. On écrivait des livres qui ne marchaient pas trop mal, surtout à cette époque ceux d'André Castelot, je l'ai un peu rejoint par la suite. Et finalement on s'est dit : « Ben non, on va pas faire ça, on ne va pas perdre notre temps dans ce... Et puis pour qui ? Personne ne nous regardera. » Alors nous avions eu un second rendez-vous avec Stellio Lorenzi dans le même bar de la rue Pergolèse. Nous sommes arrivés en disant : « Écoutez, monsieur nous appelions Stellio "monsieur" à ce moment-là, eh bien, monsieur, voilà, on a réfléchi, vous savez, c'est pas faisable. » Il faut imaginer Stellio qui, lui, appelé à une grande carrière de cinéma - il avait été premier assistant de Becker, le talent était considérable - qui lui avait fait un pari : au lieu de continuer le cinéma, et le français marchait formidablement, on sortait des films... il aurait réalisé cinq ans après déjà au cinéma, c'est évident, il avait fait le pari de choisir la télévision, comme quelques-uns à cette époque-là, ils étaient très peu nombreux, parce qu'il y croyait. Imaginez l'homme qui a tout sacrifié pour venir à la télévision et à qui on dit : « Non, non, écoutez, vraiment, on est désolés... On a été contents de boire un verre avec vous, mais voilà... » Alors là il a fait un numéro génial ! génial ! Il a dit : « Vous avez tort. » « Ah bon, on a tort ? » « Vous avez tort, et je vais vous dire pourquoi. Voilà ce que sera la télévision dans dix ans. » Et il nous a raconté la télévision dix ans plus tard, en disant : « On ne parlera plus de vos livres que si vous êtes à la télévision. On ne parlera plus de ceci, etc. Les gens célèbres, les gens dont s'occuperont les Français, ce sera les gens de la télévision. » Il a parlé une demi-heure, on ne l'a pas arrêté, et après on a fait un petit geste comme ça, Castelot, Decaux, il m'a dit : " On va le faire."