Zeev Sternhell [06:30:40]

Vichy et l'historiographie française

  • Marc Riglet
    - Alors évidemment, dans le cadre conceptuel qui est le vôtre, on n'est pas surpris de voir que vous êtes critique de l'historiographie française sur Vichy. Vous notez qu'elle a mis un certain temps à s'ébranler dans le sens des recherches approfondies. D'une certaine manière, dès les années 50, avec le livre d'André Siegfried et puis l'histoire de Vichy par Robert Aron, tout a l'air bouclé. C'est un régime un peu bizarre, c'est une parenthèse, mais au fond il y avait du bon, il y avait du mauvais, il y avait un peu de gauche, un peu de droite. Et en fait, il faut attendre les années 70, essentiellement le livre de Paxton, pour que tout d'un coup l'historiographie française s'ébranle pour commencer à parler de Vichy. En tout cas, quand vous faites votre livre "Ni droite ni gauche", ça provoque beaucoup d'émoi, et notamment on vous reproche, je reprends une expression que Jacques Julliard, dont vous appréciez apparemment la critique tout en la discutant, Jacques Julliard vous reproche de créer une figure qui serait un "fascisme imaginaire". Alors qu'est-ce que, selon vous, il faut penser de cette façon d'approcher Vichy, de façon prudente, de façon éludée, et qu'est-ce que vous entendez lorsqu'on vous reproche d'inventer une figure historique imaginaire qui serait le Vichy fasciste ?
  • Zeev Sternhell
    - Je crois qu'il n'y a rien de plus de réel, rien de plus concret que le Vichy fasciste. Et il faut vraiment beaucoup d'entêtement, et surtout il faut être fidèle à ce réflexe de refoulement que l'on constate dans cette historiographie depuis très longtemps, depuis un demi-siècle, c'est-à-dire cette volonté d'évacuer Vichy de l'histoire nationale, de mettre Vichy entre parenthèses, d'en faire un accident de parcours ou d'en faire un vague conservatisme. Si ce n'était pas un fascisme, alors c'était quoi ? C'était une dictature, menée par un chef charismatique. C'était une dictature violente et brutale, une dictature de lois raciales. C'était une dictature qui avait tout, sauf, nous en avons parlé déjà, le parti unique, dont je crois que sur cela il ne faut pas revenir. Mais la question la plus importante est différente. On se demande d'ailleurs pourquoi avait-on besoin d'attendre Paxton pour apprendre que la collaboration était une initiative de Vichy et non pas une volonté allemande. Parce que ce que Paxton a apporté, la question, cette question-là est résolue, ce n'est pas la question essentielle. La question essentielle, c'est pourquoi Vichy, pourquoi devait-on voir en été de 1940 arriver un régime qui se donnerait comme objectif une nouvelle révolution, une révolution nationale qui mettrait fin à toutes les structures politiques, idéologiques, intellectuelles de la démocratie libérale et qui transformerait la société française en éliminant de cette société une partie, un petit pourcentage de ses citoyens qui étaient juifs. Pourquoi ? Il n'y avait aucune nécessité qu'une dictature s'installe en été 1940. Si cette dictature s'installe, c'est parce qu'il y avait une volonté idéologique, intellectuelle, il y avait un moteur idéologique derrière. Et ce modèle, ce moteur-là, c'était le moteur de la révolution fasciste. Quand on compare l'idéologie de Vichy, les structures de Vichy, le mode de comportement, le mode de fonctionnement, le rôle des élites, quand on compare tout cela à ce que l'on peut comparer, c'est-à-dire à l'Italie fasciste, eh bien on s'aperçoit qu'il n'y a pas un seul ingrédient, sauf l'existence du parti unique, qui se trouve à Vichy et qui ne se trouve pas en Italie. À beaucoup d'égards, le régime de Vichy était plus dur que le régime mussolinien. Il n'y a là, il faut bien le dire, il n'y a là aucune atteinte à l'honneur national. Certains considèrent que dire que la France elle aussi a sécrété une idéologie fasciste, des mouvements fascistes et finalement un régime fasciste, c'est médire de la France, c'est porter atteinte à l'honneur national. C'est idiot, il n'y a rien de plus bête que cela. La France, comme d'autres pays européens, était touchée par une crise de civilisation. Cette crise de civilisation est un phénomène général. Elle n'était pas immunisée contre ce phénomène, parce qu'aucune société n'est immunisée contre ces phénomènes de rupture, parce que cela existe, c'est un potentiel qui fait partie intégrale de l'histoire européenne. Et l'Europe, c'est l'Europe brillante, l'Europe lumineuse d'une part, mais c'est aussi l'Europe sombre. Il y a un peu plus d'un demi-siècle seulement, cette Europe occidentale, cette Europe occidentale qui est sans doute l'endroit le meilleur au monde, la vie n'est nulle part aussi belle, aussi libre, il ne fait nulle part aussi bien de vivre qu'en Europe occidentale, il y a un demi-siècle seulement, c'était l'endroit le plus horrible à la surface de la Terre. Et aucune région de ce continent européen n'y a échappé. La France non plus n'y a pas échappé, elle a été touchée par ce phénomène. Alors dire que c'est un phénomène imaginaire, que Vichy c'est imaginaire, avec le cortège de malheurs que Vichy a engendré, et surtout en regardant le mode de fonctionnement, le comportement, les structures, les idées de ce régime, qu'y a-t-il dans ce régime qui le distingue véritablement du régime italien ? Pratiquement rien. Pratiquement rien. À beaucoup d'égards, il faut bien le dire, Pétain en 1940 était plus puissant que Mussolini. Mussolini a été déposé par les siens. Pétain, il fallait que les armées alliées parviennent au coeur de la France pour que le régime tombe. Je crois que ce réflexe de refoulement, il est temps d'y mettre fin, il est temps d'affronter ce phénomène et avec une certaine maturité. Je crois que cela se fait maintenant. Une jeune génération commence à le faire, parce qu'aujourd'hui arrive une génération qui veut savoir. Lorsque la génération de ses parents et de ses grands-parents voulaient oublier, et voulaient se faire oublier, aujourd'hui nous trouvons une génération européenne, ça se voit partout. Regardez le succès de Goldhagen en Allemagne, il n'était pas possible il y a trente ans. Mais aujourd'hui, ces garçons et ces filles qui ont trente ans veulent savoir, et cette génération-là, elle n'accepte plus que l'on évacue ce phénomène de son histoire. Le dernier effort pour évacuer Vichy de l'histoire nationale a été fait par Mitterrand. Alors Julliard, d'autres encore l'ont précédé. Dès la parution de "Ni droite ni gauche", en 1983, s'est mis en marche ce réflexe de refoulement, ce réflexe de refoulement que nous trouvons dans des livres qui servent encore et toujours de manuels dans les universités et dans les lycées. Et là encore, il faut évoquer évidemment "Les Droites en France" puisque nous en avons parlé, parce que c'est un livre tellement connu et tellement lu : huit pages, huit pages pour Vichy, pas un mot sur les lois raciales, pas un mot sur la nature spécifique de Vichy, accolement de Vichy à une sorte de conservatisme. Même André Siegfried sentait qu'il y avait là quelque chose qui ne collait pas vraiment, il parlait de la "droite pure" qui n'était pas conservatrice, qui n'était pas bonapartiste, qui n'était pas libérale bien sûr, elle était pure. Qu'est-ce que c'est que la droite pure ? Cette droite pure dont parlait Siegfried, cette droite pure en fait c'est la droite fasciste, et c'est cette droite-là qui est parvenue au pouvoir à Vichy. Et là, c'est une vérité simple, qu'il faut accepter, que l'on ne pourra pas refouler indéfiniment, parce que, finalement, les réalités d'une période remontent toujours à la surface. On peut se battre contre ces réalités, on ne peut pas les éliminer. Ces réalités-là occupent le terrain à partir d'un certain moment, mais ça prend du temps, ça prend très souvent un demi-siècle, ça prend un demi-siècle avant que l'on ne parvienne à faire face à des phénomènes déplaisants ou à des phénomènes difficiles à accepter comme faisant partie de l'histoire nationale.
  • Marc Riglet
    - Zeev Sternhell, merci.