Zeev Sternhell [06:30:40]

Les ouvriers anti-marxistes : Biétry et le mouvement jaune

  • Marc Riglet
    - J'aimerais maintenant que nous abordions une autre dimension de cette construction du fascisme français, qui est très très importante puisqu'elle va conférer aux entreprises politiques de cette nature la dimension populaire, la dimension plébéienne, sans laquelle un fascisme n'est pas complet. On constate donc, en ce XIXe siècle, que la question du lien avec le peuple en général et la classe ouvrière en particulier, le prolétariat, est un souci de toutes ces entreprises politiques. Alors ça va prendre plusieurs formes, mais l'une d'entre elles est assez singulière, étrange. Jusqu'à vos études, on la connaissait mal, et d'ailleurs les historiens qui vous discutent, quand ils veulent bien vous reconnaître quelque chose, c'est d'avoir travaillé là-dessus, sur le "mouvement jaune". Le mouvement jaune, on sait ce que signifie "jaune" dans le lexique de la classe ouvrière française, c'est un terme stigmatisant. J'aimerais que vous nous disiez donc dans quelles circonstances un mouvement jaune syndical naît en France, quels sont ses leaders et principalement son leader, et quelle histoire à la fois brève mais intéressante cela nous offre.
  • Zeev Sternhell
    - Bien, c'est un mouvement ouvrier anti-marxiste, un mouvement ouvrier plébéien mais refusant l'universalisme marxiste. Pour les jaunes... Ensuite, cette épithète est devenue celle de briseur de grève, mais c'était quelque chose de beaucoup plus sérieux, beaucoup plus profond. Pour les jaunes, la classe ouvrière est une classe ouvrière française, elle est solidaire, elle est solidaire des autres classes sociales françaises. Ce n'est pas l'universalisme, ce n'est pas l'internationalisme. Ce sont des ouvriers français. Ils se moquent des ouvriers allemands ou belges. Ils travaillent avec les patrons français. Donc c'est la solidarité nationale, la solidarité des classes, qui est un bien pour tous. C'est une certaine conception du bien social, une certaine conception des structures sociales, qui s'intègre dans la vision d'une nation qui est un corps, la nation est une, c'est un corps, la nation a sa spécificité. Pourrait-on envisager de briser cette spécificité au nom d'intérêts économiques ? Les intérêts économiques en eux-mêmes sont des intérêts vulgaires par rapport à cette France éternelle dont les jaunes se constituent comme véritables gardiens. D'ailleurs, non seulement pour les jaunes, mais pour un Barrès, pour les nationalistes et pour l'Action française qui fait un énorme effort vers la classe ouvrière, qui essaie de se donner aussi cet aspect populaire. Pour tous ceux, les travailleurs sont les véritables patriotes. Car le bourgeois, le bourgeois, à la place du coeur il a son carnet de chèques. Le bourgeois dont la fortune peut circuler entre Paris, Londres, Francfort et ensuite Wall Street, ce bourgeois-là, lui, c'est un universaliste. Mais l'ouvrier, il n'a que ses mains, le paysan, il n'a que son lopin de terre, ce sont eux le peuple, les véritables patriotes. Ce qui signifie aussi que la question sociale doit trouver une solution, il faut s'attaquer aux injustices les plus criantes, aux inégalités les plus criantes. On ne parle pas de révolution sociale, on ne parle pas de l'égalité dans le sens où on parlait au temps de la Révolution française ou de... dans le sens employé par Babeuf ou par les hommes de 48 ou les communards, mais on parle d'une solution de la question sociale, les injustices les plus criantes doivent être éliminées au nom de l'unité nationale. Ce n'est pas l'ouvrier en tant qu'individu qui est l'objectif, mais le bien de la nation. Le bien de la nation exige que l'on s'occupe des classes sociales les plus défavorisées. C'est dans ce cadre-là que les jaunes s'organisent, et ils sont un mouvement puissant, et ce sont...
  • Marc Riglet
    - Oui, alors ça, c'est la question. On voit bien le précipité idéologique qui constitue ce mouvement ouvrier hostile à la lutte des classes et au marxisme, mais on se demande si ça a pesé bien lourd. Le personnage... enfin il y a deux leaders, un certain Paul Lanoir, mais qui disparaît assez vite, et puis surtout Biétry, Pierre Biétry, qui lui aussi d'ailleurs va être un peu un météorite dans la vie politique française. Donc la question, c'est de savoir si c'est un mouvement qui pèse dans la classe ouvrière, dans les idées du monde ouvrier, ou bien est-ce que c'est une sorte de parenthèse un peu baroque.
  • Zeev Sternhell
    - Ce n'est pas facile à évaluer, parce que le matériel d'archives n'est pas concluant, mais ce que j'ai pu trouver en travaillant sur les Archives nationales, c'est que, par rapport à la CGT, sur trois ou quatre cégétistes, plutôt trois, il y avait un jaune. Au sommet de sa puissance, vers 1906, lorsque Biétry est élu député de Brest et lorsque la droite nouvelle, l'Action française, les gens de la Patrie française, les socio-catholiques de toutes couleurs croient avoir trouvé en Biétry le chef populaire qu'ils attendaient, car c'était un extraordinaire meneur d'hommes, Biétry. C'était un peu, si vous voulez, ce qui a manqué au temps du boulangisme, ce qui a manqué au dreyfusisme... à l'antidreyfusisme pardon. Je vais reprendre ça. Biétry était un personnage extraordinaire, un véritable meneur d'hommes, un leader populaire, celui précisément qui avait manqué au temps du boulangisme, qui avait manqué aux antidreyfusards. Et là, il apparaît, et il a une base populaire. Il a une base populaire et cet homme-là, à un certain moment, il porte les espoirs de cette droite nouvelle qui se forge. Il apporte une dimension sans laquelle il n'y a pas de véritable mouvement de masse. Ça n'a pas duré longtemps, ça n'a pas duré longtemps, parce que finalement Biétry n'avait pas les véritables qualités qu'il fallait. Et surtout ça n'a pas duré longtemps, tout cela, pourquoi ? parce qu'il n'y avait pas de situation de crise. Pour que des mouvements de rupture de ce genre-là puissent vraiment produire une force historique, il faut qu'ils s'articulent sur une crise majeure. Il n'y avait pas de crise majeure. L'affaire Dreyfus venait de se terminer, vers 1902, les obsèques de Zola, Barrès les définit aussi comme les obsèques du nationalisme. Lui-même deviendra ensuite un député des Halles et il continuera à jouer un rôle, mais ce n'est plus ça, ce n'est plus ça vraiment. Eh bien, la France de ces premières années du siècle est une puissance mondiale, avec un empire colonial, le second empire colonial de l'histoire, la croissance économique se poursuit, la situation s'améliore, le monde ouvrier... le monde ouvrier bascule dans la sociale-démocratie, qui à l'époque aussi est un terme injurieux. Mais le socialisme démocratique, le socialisme démocratique, c'est cela, c'est un socialisme qui accepte les règles du jeu de la démocratie libérale. On vient de voir un Premier ministre socialiste, Millerand entre au gouvernement Waldeck-Rousseau et là, c'est une cassure, une cassure psychologique. Jules Guesde suit Jaurès, il accepte lui aussi les règles du jeu de la démocratie libérale dans ce cadre-là, alors que la vie s'améliore : la journée de huit heures, le repos hebdomadaire... Le monde ouvrier entre dans une ère nouvelle, ça ne fait pas de doute. Pour qu'un mouvement révolutionnaire puisse percer, il faut une crise, il n'y a pas de crise.