Emmanuel Le Roy Ladurie [05:20:54]

Montaillou : la source de l'ouvrage

  • (Silence)
  • Marc Riglet
    Emmanuel Le Roy Ladurie, bonjour.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Bonjour.
  • Marc Riglet
    Lorsque j'ai réfléchi à l'organisation de notre entretien, une question qui m'a préoccupée, c'est : à quel moment allais-je prononcer le mot, le nom Montaillou ? Est-ce que j'allais attendre la chronologie, enfin la place dans la chronologie de l'oeuvre ou le moment de votre vie où cet ouvrage paraît ? Ou bien est-ce que, d'emblée, j'allais associer ce nom au vôtre ? Alors vous voyez, j'ai choisi de l'associer d'emblée, ce nom, au vôtre, et parce que l'hypothèse, au fond, est simplement la suivante : c'est un moment probablement crucial, dans votre oeuvre et dans votre vie. C'est une hypothèse plaidable ?
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Tout à fait, c'est... ça fait suite à mon installation de huit ou neuf années à Montpellier, après j'étais reparti à Paris, et à ma thèse sur les paysans de Languedoc dont j'étais devenu, et je suis encore quelque peu, un spécialiste de l'histoire de la France méridionale ou des pays d'oc. Et, à partir de là, je crois bien en 1968, sans qu'il y ait beaucoup de liens avec les événements de 68, enfin on peut toujours en trouver, j'ai découvert aux Presses Universitaires de France une petite brochure de quelqu'un à qui je dois beaucoup, Jean Duvernoy. C'est un avocat de l'EDF qui avait publié quelques chroniques sur Montaillou au XIVe siècle. Et puis j'ai découvert l'original latin des trois volumes de Jacques Fournier qu'avait publiés Duvernoy au CNRS, et avec un ami, Jean-Marc Leuwen, jeune encore et mort depuis malheureusement, nous avons fait un petit bout de film sur Montaillou et je me suis décidé à écrire cet ouvrage.
  • Marc Riglet
    Et Jacqueline Piatier, qui en rend compte dans Le Monde en 1975, dit à un moment : "C'est le livre à succès le plus inattendu de l'année". Comment vivez-vous cet inattendu-là ?
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Jacqueline Piatier était une grande amie. Cela dit, l'article était parfois un peu, quelques critiques, ce qui est normal, qu'elle a du reste un peu regrettées plus tard. Inattendu, oui, parce que la monographie de village, c'est très intéressant, mais c'est pas évident que ça doit avoir un grand succès. Et du reste Gallimard avait publié en même temps les mémoires d'un, d'un grand boxeur américain, je crois Mohamed Ali, ils avaient beaucoup investi et ils en ont vendu très peu, et au contraire Montaillou a eu, a eu du succès. Alors je sais pas, c'est avec Jakez Hélias qui avait fait "Le Cheval d'orgueil", est-ce que c'est nous deux qui avons fait la trouée ? Ou est-ce que la trouée existait déjà dans l'inconscient des gens et que nous nous y sommes précipités sans nous en douter ? Je ne sais pas très bien.
  • Marc Riglet
    Dans la communauté intellectuelle, la monographie avait ses adeptes. On songe à Edgar Morin qui avait fait cet ouvrage, cette sociologie un peu individualiste d'un village breton. Il y avait l'Américain Lawrence Wylie, qui avait travaillé sur un village en Vaucluse. Donc vous vous inscriviez, du point de vue de la communauté scientifique, dans un registre qui était un registre noble.
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    C'est ça, c'est-à-dire que, bien qu'on m'en ait voulu un peu de ce succès, mais enfin je m'en suis à peu près, à peu près remis quand même, mais j'avais été aux États-Unis, à Princeton, en 1967, et j'avais effectivement pris connaissance de l'anthropologie américaine, qui m'intéressait beaucoup, et notamment d'ouvrages des enfants de Sanchez, relatifs aussi à des villages mexicains. Et donc, cela avait été une source d'inspiration pour moi. Et je crois qu'on ne pouvait pas faire ça éternellement, mais il y avait ce désir d'écologie, de vie villageoise, et puis je crois quand même d'être tombé sur un très grand document.
  • Marc Riglet
    Alors on y vient. Il y a, au point de départ de ce succès inattendu de librairie, il y a une pépite, on pourrait dire, une pépite d'archives. Vous nous dites comment elle brille ?
  • Emmanuel Le Roy Ladurie
    Alors je crois que il y a deux catégories d'historiens, ce que j'appellerais le truffier et le parachutiste. Le parachutiste, bon, c'est un mauvais souvenir de la guerre d'Algérie, c'est celui qui ratisse les djebels ou alors, plus poli, celui qui domine, et donc qui essaie de faire une vision très, très complète, si vous voulez, disons Michelet, et puis le truffier, c'est celui qui cherche une petite pépite et qui est très précieuse. Alors je crois avoir été, avoir été les deux, et là, évidemment, j'étais plutôt un truffier.