Pierre Chaunu [05:37:56]

«Le fils des morts de Verdun»

  • Emmanuel Laurentin
    Parce que vous étiez sur les marches, d'une certaine façon...
  • Pierre Chaunu
    Ah ben oui, bien sûr. Et puis écoutez, c'est ce qu'on enseignait, hein, aux petits enfants en France. Vous n'avez qu'à lire le Lavisse enfin... Ecoutez, qui est-ce qui sait, enfin... qui est-ce qui peut imaginer que nous ne sommes pas agressés en 1870? Mais bon Dieu qui est-ce qui a déclaré la guerre? Bon... mais bon. Seulement ça, si vous voulez, ça compte pas, ça, et quand... sous la Révolution, écoutez, la découverte de La Marseillaise, bon. Ben pourtant que j'ai pleuré pour La Marseillaise, comme tous les Français, mais jusqu'au jour où je me suis foutu en colère parce que je dis: sacré bon sang de sort, les féroces soldats qui viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes, je suis navré, mais en 1792 c'est pas comme ça que ça s'est passé, parce que c'est nous qui avons déclaré la guerre. Et puis de toute manière ça, ç'a pas été très brillant à (?). Par conséquent, il y a toute une vision alors après que... que j'ai... vous savez, j'ai attendu l'âge de 50 ans pratiquement et je me suis dit: je suis d'autant plus coupable que je suis historien, alors c'est... il y a quelque chose là aussi qui a été... j'ai été très très marqué par cette frontière, par le fait que tout tournait autour de cela.
  • Emmanuel Laurentin
    Vous avez été forgé... Un de vos amis, qui a écrit un livre avec vous, qui a été célèbre, on en parlera dans une autre émission, Georges Suffert, dit... Georges Suffert dit: "Pierre Chaunu, c'est le fils de la morte, mais c'est aussi le fils des morts. Et c'est le fils des morts de Verdun." C'est-à-dire que vous êtes... quand vous dites: "J'ai été forgé par cela", vous avez été forgé par cette crainte de l'invasion, mais aussi par tout ce qui était l'univers autour de vous.
  • Pierre Chaunu
    [Mais y a 250 000...] y a 250 000 morts qui sont là, sur un petit espace. Et puis je dois dire aussi... il y a des choses qui me bouleversent également quand même maintenant, il y a aussi... écoutez, de l'autre côté, il y a aussi des musulmans. Il y a les plaques.
  • Emmanuel Laurentin
    Lorsque vous allez voir à Douaumont, effectivement...
  • Pierre Chaunu
    Oui, il y a les... il y a aussi les... il y a aussi, après tout...
  • Emmanuel Laurentin
    Les zouaves, les tirailleurs...
  • Pierre Chaunu
    Oui, et mon oncle commandait justement ces hommes. Oh, il fallait pas y toucher, hein... Ouh là là! Si vous leur manquiez de respect, il vous aurait bouffé. Oui, il y a aussi ça. Mais on était vraiment... si vous voulez, c'était... c'était... on était forgés... Vous savez, Metz, c'était 30 000 hommes, c'était la... il n'y avait que des casernes. J'étais à côté d'une caserne. Oui. Et je me vois encore, si vous voulez, pris dans les bras par Ali qui, hop! , m'attrapait, me faisait sauter, j'étais mort de trouille. Et puis il arrivait dans le bureau de mon oncle, il donnait un grand coup de pied, il... "Tu vois, mon commandant, je t'apporte ton fiston!" Et il me collait sur..." Merci, Ali. Il fallait pas avoir peur", il dit, "voyons, tu es bête. Il faut pas avoir peur, il est gentil, tu vois bien. Il veut jouer avec toi." Et avec ce geste qui consiste à faire sauter les enfants, vous savez, dans les bras, c'est un geste méditerranéen. Mon père avait ce geste aussi.
  • Emmanuel Laurentin
    Parce que votre père était méditerranéen, et vous dites, tout compte fait...
  • Pierre Chaunu
    Non, il a été... Mon père était pas militaire, mais mon père avait fait...
  • Emmanuel Laurentin
    Non, méditerranéen...
  • Pierre Chaunu
    Non, pas méditerranéen, il était du Massif central.
  • Emmanuel Laurentin
    Du Sud.
  • Pierre Chaunu
    Du Sud, donc du Sud, c'est-à-dire il était du pays d'oc. Et moi... nous étions du pays d'oïl, mais... enfin... bien sûr. Mais aussi il y a ce geste, ces gestes, qui sont des gestes que l'on retrouve dans la partie sud et que vous trouvez aussi en Afrique du Nord.
  • Emmanuel Laurentin
    Est-ce qu'on peut dire, Pierre Chaunu, que avant de commencer votre travail d'historien, avant que de devenir historien même, votre vision de la France avait déjà été forgée, même si ensuite, comme vous l'avez dit, vous avez été, en tant qu'historien, obligé de la réviser, cette vision de l'histoire?
  • Pierre Chaunu
    [Oui, bien sûr, un peu...] Mais remarquez, je suis au contraire très attaché à... à ce pays. D'ailleurs j'ai... je crois que c'est dans L'Obscure Mémoire de la France, j'ai repris un calcul d'ailleurs qui n'est pas bien... pas bien difficile, mais il y a deux pays dans le monde où les gens qui l'habitent ont le privilège (est-ce un privilège?) d'avoir beaucoup de morts sous les pieds. Vous avez la France, où vous avez pas tout à fait 1% de la population mondiale, pas loin, et vous avez sous les pieds 4,5 à peu près, entre 4 et 5% des hommes qui ont vécu. Et puis vous avez naturellement, numéro un, Eretz Israël. Alors là, c'est encore mieux que chez nous. Ce sont des pays, ce sont des terres qui sont très aimées en quelque sorte, et très déchirées.
  • Emmanuel Laurentin
    Et pourquoi dites-vous que c'est un privilège d'avoir tous ces morts sous ses pieds?
  • Pierre Chaunu
    Ben, vous savez, parce que... je sais pas, je pense que ça rend intelligent dans une certaine mesure, non pas que ça... mais c'est un privilège ou du moins c'est une... c'est une situation... Vous avez tout qui rappelle. Regardez l'ouest de la France, les mégalithes, c'est prodigieux, c'est toute une religion. Regardez toutes les cathédrales que nous avons, n'en déplaise à ceux qui ne peuvent pas supporter ça. Comme si... comme si l'histoire du monde commençait le 14 juillet 1789 (on se demande pourquoi d'ailleurs 1789), à trois heures de relevée parce qu'on ne dit pas l'après-midi à cette époque-là, on dit de relevée. Bon, non mais... je crois que c'est vrai. Et remarquez, regardez, puisque malheureusement en ce moment... hier, avant-hier, etc., tous les jours il y a des massacres dans cette malheureuse terre, regardez combien... mais pourquoi, mais c'est parce qu'ils veulent tous avoir un morceau d'Eretz Israël. Ils veulent tous cette terre, ils la tiennent, ils sont plusieurs et ils... ils la voudraient tous tout entière.
  • Emmanuel Laurentin
    Mais alors est-ce que pour autant vous êtes un fils aussi de cette période de la terre et des hommes de Maurice Barrès, c'est-à-dire cette idée comme ça que la terre est porteuse justement de valeurs parce que justement... Tant de gens y ont fait couler leur sang?
  • Pierre Chaunu
    [Ben c'est-à-dire] que si vous voulez, mais remarquez, toute l'hymnologie révolutionnaire... enfin, le sol sacré de la patrie, si vous voulez, c'est quelque chose qui est... Et puis il y a Jeanne d'Arc aussi, il y a tous nos mythes, si vous voulez, c'est... c'est vrai, c'est... c'est con... ça revient constamment. Et en fait c'est quoi? C'est un instant seulement de l'histoire. Mais c'était toute une éducation, et particulièrement là à Metz, qui était sur cette frontière, entre Verdun et Metz, vous vous rendez compte? Et donc je crois que j'étais très marqué, je reconnais que je suis très marqué par cela, et très marqué aussi par ce paysage lunaire que l'homme, que les hommes ont fabriqué, alors que avant il y avait des vignes, il y avait des choses très belles. Et donc je crois que toute ma vie j'ai certainement été marqué par cela.
  • Emmanuel Laurentin
    Vous dites que vous n'êtes pas très souvent retourné, tout compte fait, il y a quelque temps vous êtes allé à Metz pour y donner une conférence, mais vous n'y retournez pas souvent parce que vous n'êtes pas un adepte des cimetières, dites-vous, vous n'avez pas cette espèce de symbolique du cimetière qui fait que vous ne voulez pas retourner dans ces endroits-là.
  • Pierre Chaunu
    [Parce que] de toute façon je pense pas que... je ne pense pas qu'un homme, que soit... soit vraiment lié par les restes qui sont dans la terre, et après tout, si vous voulez, ça, c'est pas important. Non, je n'ai pas, c'est vrai, cette superstition, je n'ai pas ce culte des morts. Je pense que les morts, ils sont dans mon esprit. C'est bien mieux.
  • Emmanuel Laurentin
    Et lorsque vous passez devant le 47, je crois, rue de la République, vous ne vous arrêtez pas?
  • Pierre Chaunu
    Bon, j'évite d'y passer. J'évite de passer là parce que... parce que j'y suis revenu après et puis c'est là aussi... il y a la mort de mon fils aîné, et donc... Non, et puis d'autre part je ne veux pas abîmer les images que j'ai. J'ai l'impression, quand on a des images qui viennent de loin, que l'on a portées vraiment dans son coeur et dans son esprit, on n'a pas envie, on a peur de les abîmer.
  • Emmanuel Laurentin
    Parce que la réalité n'est jamais aussi forte que cette mémoire.
  • Pierre Chaunu
    [Mais parce que la réalité, elle a changé], elle a changé, qu'est-ce que vous voulez, panta rhei, tout s'écoule, et dans le fond la réalité, cette partie de réalité, elle est maintenant dans l'éternité, donc c'est pas la peine d'aller... Mais quand on y va, après tout, j'étais très très heureux de retourner à Metz il y a... la semaine dernière, parce que de toute façon j'ai trouvé Metz alors, Metz n'a pas bougé. Le coeur de la ville de Metz, la cathédrale, les... tout ce qui est autour, ça n'a pas changé.