François Bayle [11:24:10]

Onze ans de pure nature

  • Bruno Serrou
    François Bayle, je voudrais savoir... est-ce que vous vous souvenez de votre vie aux antipodes ? Où est-ce que vous êtes né, d'abord ?
  • François Bayle
    Oh ! Je m'en souviens bien, oui. Je suis né à Madagascar dans un endroit où je ne suis pas resté bien longtemps. C'était à Tamatave parce que c'est un lieu qui est balayé par les cyclones tous les ans ou tous les deux ans, et une ville en perpétuelle reconstruction, destruction. Et par les hasards de la vie, mon père et ma mère se trouvaient là et... voilà.
  • Bruno Serrou
    Et je suis venu au monde dans ces lieux maudits ! (Rire) Mais enfin après, nous sommes restés... Enfin, nous avons vécu sur cette île, un petit peu partout jusque... Pendant toute la durée de la seconde guerre mondiale.
  • François Bayle
    Et ce n'est que vers l'âge de quatorze ans, c'est-à-dire dans les années cinquante-six, que... j'ai connu l'Europe.
  • Bruno Serrou
    Oui, mais alors avant, je voudrais savoir... Cette île : vous dîtes que c'est une île isolée au milieu du monde, de nulle part. Qu'est-ce que vous y faisiez, vous, adolescent ? Quand même, vous avez vécu longtemps dans cette île.
  • François Bayle
    Adolescent, non. J'avais quatorze ans, je veux dire. A la fin, non... Mais voilà : mon père était... issu d'un milieu très, très modeste, au départ, et il a fini brillamment sa carrière comme haut fonctionnaire. Mais ça... Ca a été à travers une très longue histoire. Et... c'était un menuisier, au départ, mon père. C'est important ça parce que j'ai appris de lui, l'intérêt des outils et de la façon de s'en servir. C'est-à-dire, pas seulement les outils en tant qu'outils ; c'est-à-dire, capacité de dépasser ce qu'on peut faire avec simplement ses mains. Et puis aussi, la manière de s'en servir qui est encore... qui donne à l'outil un statut très étrange, en fait : la virtuosité... C'était un excellent menuisier. Mais il n'a pas eu de chance. Il a été... Il s'est trouvé dans la génération de la guerre de quatorze et donc, il a été blessé... Qui a duré très longtemps et où il est revenu. Et il est revenu vivant ce qui se faisait pas dans son village... Les jeunes qui partaient, ils avaient droit à être inscrits sur le... au tableau d'honneur des victimes de la guerre ; et quand ils revenaient, ils étaient, finalement, mal vus. Et puis, en plus, il y a eu la récession économique, à ce moment-là. En somme, il a perdu son... travail. Il a pas pu être réembauché comme menuisier. Et c'est comme ça, qu'en ayant essayé trente-six sortes de combines, il a abouti sur cette idée étrange de travailler à un concours administratif pour les carrières coloniales dont on parlait à cette époque, dans les années... dans les années vingt. Comme il était, finalement, d'origine extrêmement élémentaire, il a dû acquérir les connaissances et acheter des tas de bouquins et apprendre par lui-même de quoi faire... De quoi se mettre au point. Et à ce moment-là, il y avait deux ou trois belles colonies. Y avait l'Algérie ; Y avait l'Indochine et y avait Madagascar qui était la plus éloignée et qui était la moins côtée des trois. Et au concours, il est passé limite. Donc il n'a pas eu l'Algérie ; il n'a pas eu droit non plus à l'Indochine, et nous nous sommes retrouvés... Enfin moi, j'étais pas encore dans le circuit. Il s'est retrouvé, finalement, un beau jour, avec sa jeune femme, embarqué sur un paquebot qui faisait cinq semaines pour arriver à Madagascar. Et on l'a jeté là, sur le quai de Tamatave, en lui disant : "Voilà, c'est ça votre travail. " Il était... A ce moment-là, il était dans un... Au Trésor. C'est une espèce de... travail qui était entre les Impôts et la Perception, etc. Bon, bref ! Voilà, il s'occupait de finances. Très vite, il a demandé, étant donné qu'il venait juste d'avoir un enfant, d'aller dans des meilleurs endroits. Ca c'est plus ou moins bien passé. Donc nous avons... nous avons parcouru l'île entière, qui est une île immense, bien plus grande que la France. Et qui était, à ce moment-là, un lieu merveilleux. Merveilleux. Y avait juste un petit bout de voie ferrée entre Tamatave et Tananarive, mais tout le reste se faisait presque à dos d'homme. Je me souviens encore, très vaguement... Pas des souvenirs directs, je pense que c'est des souvenirs... des choses qu'on m'a racontées, plus tard. Mais je crois me souvenir, je crois me souvenir de transits qu'on a effectués entre une ville et une autre avec une noria de gens qui portaient des malles, des caisses, etc. Et moi, je me souviens vaguement d'avoir été transbahuté dans ce qu'on appelait un filanzane. C'est-à-dire, en fait, une sorte de chaise à porteurs. C'est-à-dire : deux hommes devant, deux hommes derrière, et une vague chaise entre les deux, entre deux bouts de bois. Et parcourant comme ça, des kilomètres à pieds, d'une route à une autre. Parce qu'il y avait des tronçons qu'on pouvait faire dans des vagues autocars déglingués qui, de temps en temps, traversaient des bouts de rivière, sur deux madriers parce qu'il n'y avait pas de ponts, mais ils mettaient deux madriers ; ils avançaient, centimètre par centimètre, sur les deux madriers pour franchir un cours d'eau. Soit, tout d'un coup, il y avait des monts ou des dénivellations, et ces portions-là se faisaient à dos d'homme. On était trimballé comme ça. Et donc c'était... C'était vraiment strange ! Et voilà. Et dans ces grandes pérégrinations, y avait... toute sorte de caisses, toute sorte de malles. Certaines de ces malles contenaient les livres avec lesquels mon père avait acquis une vague culture pour pouvoir accéder au niveau du concours d'entrée qu'il avait... qui lui avait permis de se sortir de son état d'artisan menuisier qui était, finalement, sa base. Et d'autres malles contenaient tous ses outils de menuisier, dont il avait le plus grand besoin, parce que, quand que nous arrivions quelque part, en général, on succédait à quelqu'un qui venait de décéder. On succédait à des morts, en général. Parce que les lieux étaient tels que, en général, les gens qui étaient là, finalement, soit ils arrivaient à s'en sortir, ils filaient ; soit ils y mourraient. C'était assez étrange, aussi. Et ils y mourraient parce que, en général, c'était des célibataires qui buvaient beaucoup, et qui s'ennuyaient, et qui... et puis voilà. Ils y laissaient leur peau. C'était, quand même, des endroits durs, il faut dire, hein. C'était, quand même, sous les Tropiques. C'était, quand même, des époques où il n'y avait aucune pharmacie, aucune ressource d'aucune sorte. C'est-à-dire, que le moindre petit rhume pouvait dégénérer ou la moindre petite blessure pouvait dégénérer très rapidement, et vous emporter en trois jours, en fait. Il s'agissait de n'avoir aucun accident technique, du point de vue santé, si on voulait s'en sortir. Eh bien, voilà, à peu près, les endroits où j'ai vécu pendant plus d'une dizaine d'années ; environné - quand on était en séjour, c'était en général pour deux ou trois ans, quelque part -, environné des livres du concours du Trésor. Donc calcul, algèbre... ont été mes livres d'enfant. Il n'y avait pas de librairie... il n'y avait pas de livres d'enfant. Donc j'ai... appris à lire en lisant "Pour comprendre l'algèbre", par exemple. A l'age de quatre ans... Donc j'étais très avancé, en fait. Je ne suis jamais allé à l'école. De ce fait, j'ai échappé à la scolarité. Et puis, par ailleurs, dans mon temps libre, utilisant les nombreux rabots, varlopes et autres outils de menuisier, pour fabriquer des petits assemblages en bois, etc. , et construire parce qu'on construisait beaucoup avec mon père. On reconstruisait la maison. Et on avait du bois, etc. Le bois nous servait à faire les caisses dans lesquelles on rangeait nos affaires. Quand on était arrivé quelque part, on défaisait ces caisses et ces planches nous permettaient de faire des tables, des armoires. C'était assez Robinson Crusoë, tout ça. Et c'était très... J'en ai un souvenir tout à fait émerveillé parce que mes parents craignaient, à tout moment, ils étaient très traumatisés. Mais moi, je n'ai rien senti. Ils m'ont parfaitement protégé. Je ne sais pas comment ils ont fait. Je n'ai jamais eu la moindre angoisse de ma vie d'enfant. Alors qu'eux, en ont des souvenirs absolument horribles.
  • Bruno Serrou
    Et vous avez, quand même, vécu toujours seul ? Vous n'avez jamais eu de contact des jeunes, des enfants de votre âge ?
  • François Bayle
    Les premiers enfants que j'ai rencontrés, c'était à Tananarive mais j'avais presque onze ans. Lorsqu'on m'a mis au lycée. Et pour cause, parce que dans ces coins-là, les blancs, les Français qui se trouvaient là, c'était... c'était rare, déjà. Surtout dans les bleds, comme on dit. Comme on disait. Et donc c'était tous de célibataires.
  • Bruno Serrou
    Il n'y avait pas non plus de contacts avec les enfants... locaux.
  • François Bayle
    Les enfants noirs, non. C'était la période encore colonialiste. Les enfants noirs vivaient leur vie, ailleurs. Mes parents avaient comme tous les blancs, beaucoup de domestiques puisque c'était, au moins, l'avantage de cet endroit-là. Il y avait une nuée de gens dans la maison et ils étaient, peut-être bien, une vingtaine, très spécialisés ; dans la cuisine, il y en avait six ; il y en avait deux pour faire le feu, deux pour faire cuire, deux pour préparer les... Bon. Et puis, pour le ménage, ils étaient peut-être une douzaine de femmes. Certaines faisaient... passaient seulement un chiffon, d'autres passaient... Chacun avait quelque chose à faire, cirait par terre. C'était très sympathique et très... En fait, toute personne un petit peu organisée faisait vivre, à peu près, deux douzaines de gens autour, quoi.
  • Bruno Serrou
    Et qui est-ce qui finançait ça ? Qui payait ces... domestiques ?
  • François Bayle
    C'était des gens... Ils étaient payés à peine, pratiquement à peine. Avec quelques centimes. Ils étaient déjà contents d'être quelque part. Vivre autour des blancs, c'était un... déjà une promotion, presque, et puis... Ouais, ils vivaient... de très peu.
  • Bruno Serrou
    Mais là, il n'y avait que des domestiques adultes ? Il n'y avait pas de jeunes ?
  • François Bayle
    Il y avait... Si quelquefois. Donc c'est ce que je voulais dire. Les femmes amenaient quelquefois leurs gamins ou leurs gamines. Mais ça durait très peu et puis, ils repartaient avec. Oui, j'ai dû jouer comme ça, quelques heures dans la journée, avec quelques petits de mon âge. Mais dont je savais mal la langue. J'ai jamais connu... L'intégration n'avait pas lieu à cette époque, hein. C'était bien les blancs d'un côté, les noirs de l'autre. En très bonne amitié. Il n'y avait aucune acrimonie. Il y avait de l'entraide, mais c'était chacun chacun. Et c'était pas... possible de concevoir les choses autrement dans ces... C'était déjà bien à Madagascar qui était une île très, très, très éloignée de l'Europe... c'était déjà bien qu'il y ait une bonne entente. On n'a jamais été volé. On était dans un climat de sécurité extraordinaire. On vivait dans les mains de ces gens-là. Quand on pense à... l'époque actuelle, je crois rêver. J'ai vécu complètement dans la nature et dans l'habitat de ces... de ces indigènes qui étaient extrêmement sympathiques.