Odette Spingarn [02:24:15]

Une enfance bourgeoise

  • Antoine Vitkine
    Madame Spingarn, votre père est originaire de ce qui s'appelait à l'époque l'Empire austro-hongrois. Est-ce que vous savez pour quelles raisons il a décidé de venir en France avant la Première Guerre mondiale ?
  • Odette Spingarn
    Vous savez, mon père avait une formation d'horloger, il avait fait des études trois ans à Karlsbad, son père avait une maison d'horlogerie à Osijek où il était né, et il s'est tourné vers la représentation de bijoux, il a circulé un petit peu dans toute l'Europe. Et il parlait très bien plusieurs langues, et donc il a travaillé de cette manière, et il est allé en France, et finalement, il a choisi la France, c'était vraiment son pays d'élection, il a décidé de s'installer en France avec un camarade. Ils se sont installés, de préférence, et c'est là qu'il a rencontré ma mère en 1912, ma mère étant française, de parents alsaciens et lorrains. Ils se sont mariés. Et à ce moment-là, il a cessé de voyager et il a ouvert une maison de sacs, de fermoirs pour sacs.
  • Antoine Vitkine
    La France, pays des droits de l'Homme, c'était quelque chose qui comptait pour lui, ou alors il est venu en France parce que, parce que, parce qu'il y a rencontré votre mère et que finalement il aurait pu s'arrêter ailleurs ?
  • Odette Spingarn
    Non, non, il a choisi la France avant de rencontrer ma mère, il a choisi la France parce qu'il pouvait faire des comparaisons, il connaissait presque tous les pays d'Europe, enfin surtout les Balkans, l'Allemagne, l'Autriche bien sûr, et puis... Non, il s'y trouvait très... Il connaissait l'Angleterre aussi, mais c'est vraiment la France qui lui convenait le mieux et qu'il... Je sais pas si c'étaient les droits de l'Homme, si c'était l'ambiance, si c'était la langue, je ne sais pas exactement quelles étaient ses motivations, mais ce qui est sûr, c'est que pour lui, la France, c'était le pays qu'il préférait, son pays préféré.
  • Antoine Vitkine
    Et votre père a été naturalisé dans les années 1920, je crois.
  • Odette Spingarn
    Ben, c'est-à-dire que la guerre de 14 a éclaté deux ans après son mariage, donc il s'est trouvé dans une situation difficile, étant originaire d'un pays ennemi. Alors, bien sûr, il a été engagé volontaire, il a été affecté à une usine du fait de ses qualifications. Et puis, après la guerre, il a demandé tout de suite sa naturalisation qu'il a obtenue en 1920.
  • Antoine Vitkine
    En 1925, vous naissez. Vous avez une soeur, je crois...
  • Odette Spingarn
    Qui est née dix ans avant moi.
  • Antoine Vitkine
    Qui est donc beaucoup plus grande que vous. Est-ce que vous pouvez me parler de votre enfance : où est-ce que vous êtes élevée et où est-ce que vous allez à l'école ?
  • Odette Spingarn
    Et bien, je suis née à la période de la prospérité, c'était vraiment les années les meilleures sur le plan des affaires de mon père qui avaient beaucoup, beaucoup..., prospéraient, il avait un magasin d'antiquités à Paris, il avait des succursales à Aix-les-Bains, à Deauville, à Nice, il mettait des vitrines dans tous les grands hôtels, il avait une très, très belle clientèle américaine. Et donc, c'est une époque où il s'est installé dans de très bonnes conditions, dans un appartement, nous habitions rue la Boétie, un très bel appartement, avec mes grands-parents. Et...il avait sa voiture, son chauffeur, enfin, c'était vraiment la période de la prospérité, et moi, j'avais une gouvernante anglaise, tout ça était...bon, ça se passait très, très bien, jusqu'en 1929. 1929, ça été le krach, ça été la crise, et toute mon enfance j'ai entendu parler de la crise, c'était vraiment le mot qui revenait tout le temps, on ne pouvait rien faire parce que c'était la crise. Et effectivement, on est restés dans cet appartement, mais je n'ai plus eu de gouvernante, et j'étais très contente d'ailleurs, parce que du coup c'est maman qui s'occupait de moi...davantage, mais enfin, c'était une période où on ne pouvait pas se permettre de dépenser trop d'argent. Tous les Américains qui étaient les clients de mon père ne venaient plus, et il a dû fermer toutes ses succursales, il a dû garder uniquement le magasin de Paris avec beaucoup de mal. Et voilà, ça a été comme ça jusqu'en 1937, et puis après, c'est remonté..., non, c'est très bien à partir de 1937. Mais enfin voilà dans quel cadre un peu, dans quel contexte j'ai été élevée.
  • Antoine Vitkine
    Vous avez reçu une éducation religieuse ?
  • Odette Spingarn
    J'ai..., à l'âge de 12 ans, j'ai...suivi des cours d'instruction religieuse avec le rabbin Meyers de la synagogue de Neuilly. Et j'ai fait mon initiation religieuse, comme on disait à l'époque, à La Victoire, en habit de communiante, en blanc, avec deux cents autres communiantes comme moi. C'était l'usage à La Victoire, et les garçons faisaient aussi leur initiation religieuse avec un brassard sur le bras comme les communiants, et c'est vraiment toute une époque complètement révolue, mais c'était comme ça à l'époque.
  • Antoine Vitkine
    Vos parents étaient croyants, étaient pratiquants ?
  • Odette Spingarn
    Mes parents étaient complètement athées, mais mon père jeûnait à Kippour en mémoire de ses parents, il ouvrait quand même le magasin, mais... Mes grands-parents, mon grand-père était complètement athée, mais ma grand-mère était pratiquante, et elle allait à La Victoire le vendredi soir. Et ma soeur était pratiquante aussi, parce qu'elle allait rue Copernic dans la seule synagogue libérale de Paris, et même de France, et même d'Europe je crois, mais...c'était une synagogue qui avait été fondée en 1907 et qui réunissait pas mal de fidèles avant la guerre. Et il y avait des offices pour la jeunesse le dimanche matin, elle m'emmenait le dimanche matin assister à des offices pour la jeunesse. Et elle, elle était étudiante en pharmacie à ce moment-là, mais le vendredi soir, elle allait rue Copernic.
  • Antoine Vitkine
    Les années 1930, c'est aussi les années de la montée du nazisme en Allemagne et de l'accession de Hitler au pouvoir : est-ce que vous en avez un souvenir, est-ce que vous vous souvenez ce qu'on en disait à la maison ?
  • Odette Spingarn
    J'ai un double souvenir : d'abord, j'ai le souvenir de la radio que mon père écoutait, parce que sa langue maternelle, c'était l'allemand, donc il comprenait parfaitement les discours de Hitler. Et les discours de Hitler, c'était quelque chose qui me frappait énormément, parce que, bien sûr, je ne comprenais rien, mais c'était tellement épouvantable à entendre, il hurlait dans le poste d'une manière absolument effrayante et pendant des heures. Et, c'était...c'était affreux à entendre, et mon père écoutait, et il disait : "Oh, c'est un fou !". Et puis, mon père avait pas mal de relations, gardait pas mal de relations, bien sûr, en Allemagne et en Autriche. Et les personnes qui fuyaient l'Allemagne et l'Autriche, à l'époque, avaient dans leurs sacs l'adresse de mon père au magasin. Et alors, il a reçu énormément de gens qui venaient, il a fait un grand... il avait des dossiers pour chacun, il les aidait beaucoup à obtenir...à faire les démarches administratives nécessaires pour obtenir l'affidavit pour aller aux Etats-Unis ou pour aller en Australie, ou est-ce que je sais. Enfin, c'étaient des gens qui étaient en transit, en fait, et qui voulaient aller plus loin, mais qui lui racontaient ce qui se passait en Allemagne et ce qui se passait en Autriche. Et de temps en temps, j'entendais mon père le raconter à ma mère, et c'était...c'était terrifiant. C'était terrifiant, mais c'était, pour moi, quelque chose de tout à fait lointain, et bon, ça ne pouvait arriver que là-bas, mais c'était assez effrayant à entendre. Et ça a duré, comme ça, entre 1933 et 1938, j'ai souvent, souvent, entendu mon père parler de ces familles qu'il recevait au magasin.
  • Antoine Vitkine
    38, c'est la Nuit de cristal : est-ce que vous vous en souvenez ?
  • Odette Spingarn
    Pas du tout. Pas du tout. Peut-être qu'on en a parlé à la maison et que ça.... On évitait un petit peu de parler de ces choses-là devant moi, on me ménageait, je pense, parce que j'ai pas de souvenir précis. Non. J'ai appris tout ça beaucoup plus tard.