Georges Snyders [02:11:33]

L'importance de la musique

  • Georges Snyders
    Alors, je voudrais commencer cet entretien en chantonnant trois airs. Vous verrez ensuite, et je vais déjà m'expliquer un peu, comment ils interviennent dans mon développement. J'ai envie de commencer par ces trois-là. « Ah, les petites femmes, les petites femmes de Paris ». On est donc arrivé à la gare d'Auschwitz par ce train, et puis, on a marché, on nous a fait marcher d'Auschwitz à Monowitz, qui est une dépendance, et c'est là que j'ai vécu. Et nous arrivons que le soir, à Monowitz, et dans une petite chambre, petite pièce mal éclairée par une bougie. Quelque chose de très lugubre, de très angoissant. On avait peur. Déjà, on ne savait pas ce qui allait nous arriver, et cette chambre avait un aspect pas rassurant du tout. Alors un déporté, je crois polonais, dans mes souvenirs, me demande, nous demande : « D'où venez-vous ? ». Nous répondons : « De France, de Paris », et il se met à chanter « Ah les petites femmes, les petites femmes de Paris ». Et ça, ça explique, ou plutôt ça montre un effort à l'intérieur du lugubre, d'instaurer quelque chose qui ressemble, je ne dirais pas la joie, mais du moins à la dérision, à une prise de distance par le lugubre. C'est ce que j'ai voulu dire dans ce premier air. Le second air est emprunté à Brahms " Pam pam pam... ". Vous voyez que je vais de plus en plus vite. Alors, j'avais l'habitude, à ce moment-là, de chanter les chansons à la mode, de chantonner les chansons type Tino Rossi, quand j'étais arrêté. Et mon kapo, celui qui commandait notre groupe, l'a remarqué. Et le kapo était un Tsigane. Ce Tsigane aimait la musique, la musique tsigane. Il m'a repéré comme chantant et m'a demandé de lui chanter des chansons tsiganes. Je n'en connaissais évidemment pas. Alors, j'ai réuni tout ce que je savais : de Liszt, de Brahms et de ma composition, et je lui en ai chanté. Parce que bon, le bâtiment était comme ça. Ma bétonnière, j'y reviendrai plus tard, était ici. Et au bout du bâtiment, il y avait une petite chambre, et c'est là qu'il me faisait chanter des chansons. Pendant ce temps-là, je ne bétonnais pas. Je ne pelletais pas. C'était autant de temps de pris . J'aimais ce moment de chanson parce que c'était un moment de repos. Et sa grande exigence, c'est que les chansons aillent de plus en plus vite, et je termine par une coda joyeuse rapide. « Pom pom pom... ». Je faisais comme ça. Ca m'a valu pas mal d'heures de répit, et c'est une des chances qui m'ont fait revenir à Paris, en France. Le troisième air, alors ça, c'est beaucoup plus difficile à chanter et presque à interpréter, c'est tiré du quintet avec piano de Schuman, une des plus belles oeuvres que je connaisse. Alors, le mouvement lent, c'est : sol sol, sol sol, do mi ré sol, sol la si la sol, ré ré, ré ré, mi fa fa, mi ré do, si la sol la. J'y vois, quand je joue, quand je l'entends, j'y vois un défilé funèbre des déportés, et en même temps, j'y vois la salle, une espèce de pièce où, après la journée de travail, on se retrouvait tout de même, et on pouvait échanger une soupe contre un morceau de pain, un pain contre la soupe. Notre nourriture, c'était le pain et la soupe. Et moi, j'étais pas... comment dirais-je, sage. J'échangeais mon morceau de pain contre la soupe froide, auprès d'un autre déporté. Il s'était débrouillé pour avoir plusieurs soupes et moi, je ne savais pas me débrouiller. Et l'avantage, c'est que ça donnait un peu mal à l'estomac, juste ce qu'il fallait pour s'endormir sans avoir trop le sentiment de la faim. Alors, cet air de Schuman, c'est en même temps, ,comment dirais-je ?, les petits trucs pour survivre et surtout, c'est une musique très triste, très funèbre. J'y vois, j'y entends le son de ceux qui ne sont pas revenus. Ce sont les trois souvenirs musicaux que je voulais donner.
  • Catherine Bernstein
    Cet air de Schuman, vous l'avez entendu dans le camp ou c'est...
  • Georges Snyders
    Non, je l'ai entendu ici. Oui, je l'ai entendu ici.