Julie Ravouna [02:07:28]

Le rapatriement et l'amnésie

  • Antoine Vitkine
    Et les Russes occupaient la ville ?
  • Julie Ravouna
    Occupaient Theresienstadt, c'était un ghetto Theresienstadt. Donc, ils occupaient. Mais par contre, Prague venait juste d'être... puis, ça ne finissait pas parce que Prague, c'est fini le 9... Nous, on a...c'était le 8 mai...on est resté à eu près huit jours à l'école, là, cela devait être début mai. Donc, quand on a su que c'était la fin de la guerre le 8 mai, on a dit, on a va se changer et on va partir. Donc, on est parti du camp, on était trois. Et on a dit, on va aller jusqu'à Prague, vous voyez. Mais on avait fait, je sais pas, peut-être cent mètres...mais on n'a pas pu. Et on s'est assis au bord de la route et il y avait des camions qui passaient comme ça, qui allait justement à Prague. Et on faisait de l'autoroute, on faisait du stop. Et les camions ne s'arrêtaient pas, mais c'est vrai quand ils étaient dans le dos, ils vous faisaient : ah ! ah ! Et la Jeep, la Jeep avec le commandant, le capitaine, une Jeep s'est arrêtée par contre, elle nous a pris dans la Jeep. Et elle est tombée en panne. On a réquisitionné un camion et il nous a emmenés jusqu'à Prague. Et à Prague, il nous a laissés dans un monastère, un couvent. Et là donc, on est resté ici, dans le couvent et on se promenait dans les rues de Prague. Mais comme on n'avait pas de cheveux, et qu'on était vraiment...mais les gens, ils s'arrêtaient dans la rue, ils nous donnaient de l'argent, on était invités chez des gens à boire le café. Vous savez, on sentait qu'il y avait une... quand on marchait, mais nous on ne se rendait pas compte. Nous, on se voyait pas nous-mêmes dans l'état qu'on était. Mais les gens quand ils nous voyaient, c'était vraiment... Alors, on a même été invités chez une Tchèque qui était sensationnelle, les Tchèques, ils étaient vraiment très très gentils. Et on est allés au consulat pour se faire rapatrier. Et le consulat nous a dit : non, non, on ne rapatrie pas les... on ne rapatrie que les déportés politiques, vous n'êtes pas politiques, on n'avait pas les vêtements rayés...on ne vous rapatriera pas, peut-être dans un ou deux mois... Alors, la Tchèque qui nous avait invités dit : écoutez, vous ne savez pas, il y a Pilsen, qui n'est pas loin, vous prenez le train, c'est des Américains. Peut-être, par les Américains, vous serez rapatriés plus rapidement. Donc, je ne sais pas comment on a fait. On a pris le train, on ne nous a rien demandés, on n'avait pas d'argent, ni ticket, rien, on est monté dans le train. Je ne vois pas quand on est rentré, je me rappelle du train mais comment on a fait dans la gare, vous voyez, on nous a laissés entrer, on a pris le train pour Pilsen. Donc, on est arrivé à Pilsen. Là, c'était des Américains. On nous a mis dans une grande pièce. Et on avait toujours la hantise de se faire violer, vous voyez, c'était une hantise pour nous parce que, déjà, au camp on savait qu'il y avait des... alors on avait déjà cette hantise. Alors, on a dit, une elle dort et les autres restent debout puisqu'il y a tellement d'hommes, beaucoup, beaucoup d'hommes, beaucoup plus d'hommes. Et on n'est pas restés longtemps, on n'est resté qu'une nuit. Et le lendemain, c'est vrai que les Américains nous ont rapatriés sur la France tout de suite, ils nous ont rapatriés. Donc, quand je suis arrivée en France, je descends du train, comme j'avais les cheveux rasés et que je n'avais pas un costume de déporté, quand je suis arrivée, ils m'ont mis de côté. Donc, tout le monde est parti avec la Croix-Rouge, avec les camions à Lyon, à la Croix-Rouge, et moi, je suis restée de l'autre côté. Et ils m'ont pris pour une milicienne. Comme j'étais les cheveux rasés, donc, je suis restée une bonne heure comme ça dans une pièce toute seule. Après, une femme est arrivée. Elle m'a dit : écoutez, vous êtes milicienne... Je dis : mais je suis pas... je suis déportée, alors je lui fais voir mon numéro et tout ça. Bon, ils étaient au courant quand même. Ils m'ont pris un camion et ils m'ont emmené à la Croix-Rouge de Lyon. Et là, je m'étais rappelée, je ne savais pas mon nom. Mais je ne m'étais rappelée qu'un seul numéro de téléphone, celui de ma soeur.
  • Antoine Vitkine
    Vous aviez oublié votre nom ?
  • Julie Ravouna
    Ah oui ! Je ne savais plus comment je m'appelais.
  • Antoine Vitkine
    Et donc, vous connaissiez quoi, votre prénom ?
  • Julie Ravouna
    Non, rien, ni mon prénom ni mon nom, je ne savais plus, je ne savais plus. Quand je suis arrivée, je ne savais plus du tout...comme on s'appelait par... je ne savais plus mon nom, je ne savais pas comment, peut-être mon prénom, enfin je ne savais pas. Alors, je suis arrivée...
  • Antoine Vitkine
    Vous étiez amnésique ou c'était simplement, il s'agissait simplement de votre nom ?
  • Julie Ravouna
    Non, non, impossible. Mon nom, je ne savais pas du tout. D'ailleurs, on m'a appelé au micro. J'ai demandé ce numéro téléphone. Mais il n'y avait que ce numéro qui me... ma soeur est arrivée à la Croix-Rouge et elle a demandé : je voudrais voir Julie Hasson. Julie Hasson, Julie Hasson, le micro ne répondait pas. Julie Hasson, et moi j'étais assise, je ne répondais pas. Et ma soeur a pensé qu'on lui faisait une farce. Elle a dit : on m'a fait une farce, parce qu'il y avait déjà l'antisémitisme qui commençait, comme elle était déjà... vous savez, on croit toujours qu'on lui a fait une... Et elle allait partir mais entre temps, il y a un jeune homme qui a entendu Julie Hasson. Et il a dit : mais j'étais à l'école avec elle, c'est elle qui est revenue ? Et il est allé me reconnaître et il m'a reconnue et il m'a dit : mais on t'appelle, c'est toi, c'est toi, on t'appelle. Et c'est comme ça que je suis là, donc après je suis revenue.
  • Antoine Vitkine
    Là, vous avez compris que Julie Hasson, c'était vous ?
  • Julie Ravouna
    C'était moi, voilà. Donc, après, c'est vrai que j'ai mis bien huit jours à être de nouveau dans la...je vous dis, ma soeur n'a pas pu me dire que mon père était fusillé parce qu'elle me sentait pas apte encore à recevoir tout ça. Donc j'étais... Elle m'avait laissé dix minutes, j'ai mangé un quart de beurre, vous voyez, le soir même, j'étais très malade et il a fallu appeler le docteur. J'étais...un animal qui rentre, qui veut manger. Après elle mettait toutes ses affaires chez une amie au-dessus, elle avait tellement peur que je prenne tout dans le frigidaire et tout. Elle cachait tout, parce que... on ne pouvait pas manger, on n'avait rien manger, il fallait faire attention. Donc, j'ai bien mis huit jours pour arriver à...
  • Antoine Vitkine
    Vous aviez raconté à votre soeur par quoi vous étiez passée ?
  • Julie Ravouna
    Ma soeur, quand je suis arrivée, m'a demandé quand même pas mal de choses à cause de maman et tout ça. Mais après, vous voyez, elle ne me redemandait plus. Et là quand j'ai fait ma cassette, elle ne voulait même pas voir la cassette. Je lui ai dit : écoute, regarde la cassette quand même parce qu'il faut quand même que tu saches. Donc, elle a vu la cassette il y a dix ans. Non, je n'en parlais pas tellement parce que, je pouvais pas tellement parler parce que, bon c'est vrai que je disais : oh la la, je... en cousant des draps, c'est qu'on n'avait pas de draps. C'est vrai qu'on disait à petits mots, vous voyez, on n'avait rien mangé. Mais vraiment la vie qu'on a vécue comme ça, tout ce qu'on a vu, tous ces pauvres gens comme ça, et nous-mêmes, ce qu'on a vécu, c'était abominable. C'est vrai qu'on ne pouvait pas le dire. Je vous dis, ma soeur, elle a su il y a dix ans avec la cassette, et même mes amis intimes, j'ai des amis de cinquante ans qui ont vu ma cassette dernièrement. Ils étaient heureux de voir ce qui m'est arrivé, ils m'ont dit : tu ne nous as jamais vraiment parlé. J'ai parlé deux, trois petits mots comme ça, vou savez, quand il arrivait une conversation, bon, hop, je me taisais, j'avais toujours le... je crois qu'on aurait eu besoin des psychiatres à cette époque-là pour nous évacuer toutes nos douleurs. Quand je vois maintenant qu'avec le, comment ils sont...ils sont secourus...ils sont vraiment...on est...tiens...mais là je pense qu'on a manqué de soutien quand on est arrivé et je crois que c'est pour ça que la douleur est beaucoup plus forte, parce qu'on n'a pas évacué. Il faudrait qu'on évacue, même maintenant je pense que je pourrais encore évacuer.
  • Antoine Vitkine
    Vous n'arriviez pas à parler et les autres n'arrivaient pas à entendre ?
  • Julie Ravouna
    Non, non, je pense que...justement, c'est parce que c'était trop dur, tout ce qu'on a vécu, ils pensaient qu'on exagérait parce que c'était tellement dur et en plus, il y a certaines choses que... bon, maintenant avec le temps qu'on a quand même...pas oublié, mais qu'on a mis derrière notre mémoire, mais c'est vrai qu'on ne pouvait pas parler. C'est vrai que...
  • Antoine Vitkine
    Vous vous en êtes voulu de ça parce qu'il est vrai que la plupart des déportés racontent ce que vous racontez, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas réussi à parler, qu'on ne les a pas entendus. Mais vous, vous dites très bien, et c'est vrai que là aussi, c'était le cas pour beaucoup de déportés, que dans les camps, il y avait vraiment cette volonté de revenir pour témoigner. Et lorsque vous vous êtes aperçue que vous n'arriviez pas et que vous ne pouviez pas témoigner, ça a été dur à vivre ?