Serge Klarsfeld (Acteur de la mémoire) [07:08:36]

Le discours de Jacques Chirac de 1995

  • Jean-Baptiste Pérétié
    Parlons peut-être effectivement d'abord du discours de Chirac, donc, de 1995. On pourrait peut-être commencer par remarquer le décalage entre les premières cérémonies de commémoration du Vél' d'hiv et puis celle de 95 où non seulement le Président de la République est là et en plus il prononce ce discours.
  • Serge Klarsfeld
    C'est-à-dire que dans les années soixante euh... La première fois où je suis allé là-bas, c'était en 53. Mais dans les années 70, le nombre des participants diminuait sensiblement. Les voitures passaient entre les orateurs et la foule. Ça devait être en 77 ou 78, ma mère a fait un scandale, on s'est avancés sur la chaussée, on a dû interrompre la circulation. Et puis ceux qui organisaient, différentes associations, ne citaient jamais Vichy. La seule personnalité officielle qui venait était un directeur de cabinet ou un attaché au cabinet du ministre des Anciens Combattants. Et le rôle de Vichy n'était absolument pas mis en lumière. Et donc... Déjà, on a changé la plaque. C'était en 82, on a changé la plaque. Et puis on a obtenu de Chirac, maire de Paris, la place des Martyres de la rafle du Vélodrome d'hiver. Et puis... la mémoire a avancé en puissance. Et donc, après le décret de 93 de Mitterrand qui créait, donc, une journée commémorative, il y a eu une cérémonie nationale qui s'est déroulée sur l'esplanade des Martyres juifs de la rafle du Vél' d'hiv. Et lorsque Chirac est devenu Président, il a fait un discours de rupture avec son prédécesseur, mais avec tous les autres prédécesseurs aussi, y compris avec le général de Gaulle, en reconnaissant que la France a été impliquée dans l'action de Vichy, donc que Vichy, c'était aussi la France. Et qu'il y avait la France du général de Gaulle, de la Résistance, des Justes, mais qu'il y avait la France de Vichy, et que ce jour-là, le jour de la rafle du Vél' d'hiv, il n'a pas dit : " Vichy accomplissait l'irréparable ", il a dit : " La France accomplissait l'irréparable. " Ce qui ouvrait la voie à la réparation, aussi, de ce qui avait été commis, réparer ce qui n'avait pas été réparé. Et... D'où la commission Mattéoli, d'où les recommandations qu'elle a faites au gouvernement et que le gouvernement a suivies : rente pour les orphelins, création de la Commission d'indemnisation des victimes des spoliations antisémites et création de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Tout cela découle du discours du Président de la République, plus la montée en puissance, encore beaucoup plus évidente, de la mémoire depuis cette période.
  • Jean-Baptiste Pérétié
    On reparlera de ces différents points. Disons que la nouveauté de ce discours, c'est... Chirac ne dit plus : " Vichy, c'est une parenthèse ", il dit : " Vichy, c'est la France. "
  • Serge Klarsfeld
    Tout à fait. Donc il y a deux France et que la période de la guerre est une sorte de période de guerre civile où deux France s'opposent, une France mesquine et puis une France généreuse, bon, la France des Justes, de Londres, de Bir Hakeim, etc., quoi. Mais c'est la reconnaissance de la vérité historique. Et... Bon, avant, il y avait une thèse constitutionnelle telle que ce n'était qu'une parenthèse. C'était une thèse un peu compliquée et qui ne correspondait pas à la réalité. Pour certains, Pétain, c'était la France, pour d'autres, de Gaulle, c'était la France. Donc, bon, on avance dans cette direction, quoi, très sensiblement.
  • Jean-Baptiste Pérétié
    Vous avez dit que ce discours, c'était une révolution de notre mémoire nationale.
  • Serge Klarsfeld
    Tout à fait et bon, je veux dire, c'était ce que je pensais, donc... Les paroles du discours ne m'étaient pas étrangères, hein, véritablement, c'est ce que j'attendais du nouveau Président. Et je veux dire, j'ai pas été déçu. C'est un grand acte qu'il a fait, hein. Je veux dire, quand on dit de son septennat-quinquennat qu'il n'y a rien, comme je dis : " Mitterrand, c'était Vichy et puis de Gau... et puis Chirac, c'est Vichy aussi. " Et tous les deux, c'est Vichy qui restera, quoi.
  • Jean-Baptiste Pérétié
    Et vous avez eu un rôle à jouer dans la rédaction du discours ?
  • Serge Klarsfeld
    Un petit rôle, c'est-à-dire d'avoir donné des éléments qui ont permis d'aller dans cette direction-là. Mais enfin il aurait pu choisir une autre direction et même quand le discours a été rédigé, il aurait pu changer. Non, il a assumé, et puis il l'a redit. Il est le seul homme politique en France, à l'avoir dit et l'avoir redit et trois fois dit. Alors... Donc je me suis fait, de ma propre autorité, l'éditeur des discours de Chirac en hommage aux déportés. Et c'est parti d'une petite brochure, maintenant c'est un assez gros livre, la cinquième édition, puisque chaque année il prononce des discours qui sont anthologiques et où tout est... correspond, en tout cas, à ce que la majorité des Juifs qui ont souffert souhaitaient entendre et qui ne seront pas, comment dire, rejetés par les successeurs du Président de la République. Donc c'est quand même quelque chose de très important parce que c'est... Le regard sur l'Occupation est véritablement une question qui interpelle tous les Français. Donc, lui, il a apporté une réponse qui est une réponse satisfaisante.
  • Jean-Baptiste Pérétié
    Lorsqu'il a prononcé ce discours, vous avez eu un sentiment de victoire, de soulagement ? Qu'est-ce que vous avez ressenti ?
  • Serge Klarsfeld
    Ah oui, sur le plan pédagogique, j'ai ressenti... C'est comme si je m'entendais parler, hein, sauf que c'est le Président de la République qui parlait et que c'était le résultat d'années, de deux décennies, pratiquement, d'efforts pédagogiques de notre part. Alors, oui, j'ai été heureux pour tous ceux qui avaient disparu que... et puis pour la France parce qu'il disait des choses très courageuses. Et il s'est fait tapé sur les doigts par la plupart des gaullistes historiques qui, eux, n'avaient qu'une idée, c'est qu'il y ait qu'une seule France. Et déjà en... Mais ils avaient une expérience malheureuse, parce qu'en 40, ils sont allés à Dakar, il sont allés à Djibouti, ils sont allés au Liban, ils ont crié : " De Gaulle, c'est la France ! " et on leur a répondu : " Pétain, c'est la France ! " Donc, une fois qu'ils ont été au pouvoir, ils ont dit : " De Gaulle, c'est la France pour toujours. " Et là, voilà un Français qui était enfant, qui était à l'école, qui a vu le portait du maréchal Pétain dans sa classe, etc., bon, et qui sait que ce qui a été fait par... au nom du maréchal Pétain a été fait aussi au nom de la France. Et donc il reconnaît qu'il y avait deux France. Il l'a dit très clairement. Il y avait celle-là, et puis il y avait l'autre.