Les origines familiales polonaises et l'enfance
- Antoine VitkineMonsieur Bigielman, est-ce que vous pouvez me dire pourquoi vos parents sont venus de Pologne au début des années 30 pour vivre en France ?
- Albert BigielmanIl y a une raison, il y a deux raisons en fait. La première, c'est que, bon, la raison principale c'était que la situation économique et antisémite primait tout. Ma mère est venue ici avant 1930 parce qu'elle savait qu'il y avait de la famille ici. Elle avait des soeurs donc elle est venue en avant-garde. Elle est restée là pendant deux-trois ans sans espoir de rester en France. Et ses soeurs qui étaient là lui ont dit : "Tu serais aussi bien en France qu'en Pologne, tu n'as pas de situation en Pologne et tu ferais bien de rester en France". Mais elle a dit : "Je veux me marier. Il faut donc que je me trouve un mari". Et elle est retournée en Pologne trouver mon père et elle l'a ramené vers 1930 à Paris, tout ça parce qu'elle savait qu'il y avait deux soeurs et un frère qui étaient déjà à Paris. C'est la raison principale, l'économique parce qu'il n'y avait pas de situation, et deuxièmement parce qu'il y avait de l'antisémitisme... primait en Pologne.
- Antoine VitkineJustement, parlons de votre mère puisqu'on voit là qu'elle a une forte personnalité et par la suite, évidemment...elle a beaucoup compté.
- Albert BigielmanJe ne dirai pas forte personnalité mais mère juive à fond et voulant le bien de ses gens à elle, sa famille, son mari et ses enfants. Mais c'est elle qui a presque obligé mon père à venir en France avec elle et ils se sont mariés civilement en France, mais ils étaient déjà mariés en Pologne à la synagogue. Parce que mon père, lui, c'était plutôt une branche qui était émigrée aux Etats-Unis. Il avait un frère ou deux, je ne l'ai jamais su exactement, ils étaient partis aux Etats-Unis.
- Antoine VitkineVos parents vous ont parlé de l'antisémitisme en Pologne ?
- Albert BigielmanOh, c'était pas..., ils parlaient pas franchement, mais ça revenait toujours. C'était un leitmotiv, ils disaient : "Ah, l'antisémitisme en Pologne, ah, les pogroms en Pologne", ils ne parlaient pas réellement d'eux-mêmes, mais ils parlaient...dans leurs conversations entre eux, c'était ça.
- Antoine VitkineQu'est-ce que ça représentait la France pour eux ?
- Albert BigielmanLa France, je ne saurais pas dire, franchement là, je ne sais pas dans quel contexte ils voyaient la France.
- Antoine VitkineIls faisaient partie de ces émigrés juifs polonais qui avaient eu connaissance de l'affaire Dreyfus, de la façon dont ça s'est terminé, de Hugo, etc. ?
- Albert BigielmanNon, non. C'étaient des gens simples qui n'avaient pour ainsi dire pas d'éducation intellectuelle. C'étaient des ouvriers, autant ma mère que mon père...
- Antoine VitkineAlors, ç'est ça, votre père est tailleur.
- Albert BigielmanNon. Il était tailleur en Pologne. Et en France, il travaille chez les autres dans le sens qu'il n'a pas trouvé sa voie comme on dit maintenant, il était repasseur. Et il travaillait dans les petits ateliers comme repasseur. Il était pourtant un vrai ouvrier tailleur. Mais il n'a jamais trouvé la façon de faire et jusqu'à sa mort, il a été repasseur.
- Antoine VitkineVos parents travaillaient beaucoup ?
- Albert BigielmanJe sais que mon père à certains moments avait trois-quatre patrons, il travaillait à longueur de journée, les trente-cinq heures, ça n'existait pas à l'époque. Il n'y avait même pas de sécurité sociale non plus.
- Antoine VitkineVotre mère travaillait un petit peu ?
- Albert BigielmanJamais. Elle n'a jamais travaillé jusqu'après que mon père soit décédé. Avant, elle n'a jamais travaillé.
- Antoine VitkineElle restait à la maison.
- Albert BigielmanFemme au foyer, c'est tout, c'est tout.
- Antoine VitkineAlors, vous, vous naissez en 1932. Plus tard, vous aurez un frère.
- Albert Bigielmanen 38
- Antoine VitkineEn 38. Vous naissez en 32 donc dans cette famille à Ménilmontant : est-ce que vous pouvez me parler de votre enfance dans ces années 30 à Ménilmontant, quartier qui accueillait une très forte communauté juive, notamment originaire de Pologne ?
- Albert BigielmanJe peux parler de Ménilmontant dans le sens que c'était l'endroit rêvé pour les immigrés, surtout les Juifs. Il y avait une très forte communauté dans ce petit quartier qui est à 80% juive. Ce n'était pas un ghetto mais c'était quelque chose d'approchant. Rien n'était fermé mais c'était réellement un petit ghetto entre nous quoi. Il y avait des épiceries, il y avait des cafés, il y avait des boulangers, des bouchers, tout ça c'était juif. Donc les gens ne sortaient pas de ce pâté de maison.
- Antoine VitkineAlors ce qui est très étonnant, c'est que votre mère ne parle que yiddish.
- Albert BigielmanMa première langue à l'école a été le yiddish. Quand je suis rentré à la maternelle, je ne connaissais pas un mot de français. Ce n'était strictement que du yiddish que je parlais avec ma mère et mon père. Mon père était un peu plus évolué, dirions-nous, parce qu'il était obligé de travailler à l'extérieur. Ma mère qui restait au foyer, à la maison, n'avait toujours que l'environnement yiddish. Le boucher parlait yiddish, le boulanger enfin etc., tout le monde parlait yiddish et ma mère n'a jamais fait l'effort de vouloir parler français.
- Antoine VitkineEst-ce que dans ce Ménilmontant des années 30 on parle de la montée du nazisme en Allemagne ?
- Albert BigielmanNon. Moi, en tant que gamin, je n'ai rien entendu de ça, même de l'antisémitisme je n'ai pas eu écho dans le quartier où j'habitais. Je ne peux pas dire qu'on m'a un jour avant-guerre traité de sale Juif. Et pourtant, on était un groupe de copains, comme on disait, qui était strictement juif. A l'école, on ne m'a jamais dit que j'étais un Juif, on ne m'a jamais traité de "sale Juif". Donc la seule fois où ça a été, ça a été pendant la guerre ou au début. Et ça s'est produit une fois, une fois, et même quand je portais l'étoile, je n'ai jamais eu de remontrances en tant que juif.
- Antoine VitkineVos parents étaient pratiquants, étaient religieux, comment est-ce qu'ils se définissaient ?
- Albert BigielmanNon, non, non. Mon père n'a jamais été, je ne l'ai jamais vu aller à la synagogue. S'il y allait, c'était juste pour Yom Kippour et encore, je dirai, je n'ai jamais été allé avec lui à la synagogue. Avant-guerre jamais, et après-guerre encore moins. Donc, si on allait à la synagogue...si, ma mère, si, si, ma mère quand même mettait son fichu sur la tête pour allumer les bougies en fin de semaine. Mais mon père, je ne l'ai jamais vu quoi que ce soit qui correspond à la religion.
- Antoine VitkineVous faisiez les prières en fin de semaine ou c'était juste les bougies ?
- Albert BigielmanJamais.
- Antoine VitkineIl restait le geste.
- Albert BigielmanLe geste simple.... Et ce n'est que ma mère. Autrement, la seule fois où j'ai fait un Séder à une veille de Pâques, ça a été chez des amis, ça a été en 39 chez des amis qui le faisaient et qui malheureusement sont partis et ne sont jamais revenus. C'est la seule fois.
- Antoine VitkineVos parents avaient des engagements politiques en dehors de la communauté juive de Ménilmontant ?
- Albert BigielmanJe crois que mon père était plus ou moins..., il faisait partie des ouvriers étrangers donc il avait sûrement des connexions avec ces gens-là mais je ne l'ai jamais vu militer réellement, jamais.
- Antoine VitkineJe crois que vous racontez..., vous avez écrit un livre récemment, je crois que vous racontez un de vos premiers souvenirs qui sont les manifestations de 1936.
- Albert BigielmanAh oui, ben alors là, c'est strictement général.
- Antoine VitkineOui bien sûr, ce n'est pas du tout qu'il fallait être...
- Albert BigielmanEt c'est vrai que ce jour-là, je me revois encore malgré les années sur les épaules de mon père au Père-Lachaise. Donc c'est un souvenir qui me reste mais c'était la seule fois où j'ai souvenance de quelque chose de politique.
- Antoine VitkineEt c'est finalement un de vos seuls grands souvenirs d'enfance...avant-guerre.
- Albert BigielmanAvec mon père en symbiose.