Claude Lévi-Strauss [05:00:41]

La prohibition de l'inceste

  • Jean José Marchand
    Ne pourrait-on pas résumer la situation ainsi, la fin du XIXe siècle avait rompu avec les explications un peu linéaires par la biologie, l'hérédité, l'économie, car on avait été étonné que certaines populations semblent ignorer le rôle biologique du père ? Il semble que c'est de là qu'on soit parti pour chercher des explications proprement sociologiques. En ce qui vous concerne, vous placez la prohibition de l'inceste au départ ?
  • Claude Lévi-Strauss
    Oui, j'ai essayé de la placer au départ, en essayant en même temps de la réintégrer dans un cadre plus vaste, puisque j'ai essayé de montrer que la prohibition de l'inceste n'était que la face négative d'un autre grand phénomène pratiquement universel dans les sociétés humaines, et qui est l'exogamie. C'est-à-dire que, il n'y a pas seulement l'interdiction d'épouser telle personne qui se trouve vis-à-vis du sujet dans telle ou telle relation de parenté, il y a en même temps obligation de chercher son conjoint ailleurs que dans le cercle de famille le plus restreint. Et si j'ai essayé de me tourner vers ces grands phénomènes, c'est qu'il me semblait indispensable pour comprendre la diversité, la variété, l'arbitraire apparent des coutumes et des institutions dans le domaine de la parenté, de les rattacher tous à quelques principes universels dont on puisse considérer qu'existant sous une forme ou sous une autre, d'ailleurs, dans toutes les sociétés humaines on pouvait en déduire les modalités diverses sous lesquelles ils se réalisent ici et là.
  • Jean José Marchand
    Voudriez-vous nous expliquer cette citation célèbre : «La prohibition de l'inceste constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle mais surtout en laquelle s'accomplit le passage de la nature à la culture».
  • Claude Lévi-Strauss
    Vous savez c'est un texte sur lequel il y aurait lieu de beaucoup revenir parce qu'il pose aujourd'hui certains problèmes. Il apparaissait très certain, à l'époque où j'ai écrit «Les structures», que l'évitement de certaines relations de parenté était un phénomène strictement humain, et qui ne se rencontrait en aucune façon sur le plan de la vie animale. Or, aujourd'hui certaines observations des éthologues tendent à montrer que, au moins dans certaines familles animales ou dans certaines espèces, il semble y avoir, je ne dirais pas une prohibition, le mot n'aurait absolument aucun sens dans l'ordre de la vie animale, mais une certaine absence, disons de... désir sexuel entre individus qui se trouvent l'un par rapport à l'autre dans un degré de parenté rapprochée ; de sorte que aujourd'hui, j'aurais beaucoup plus tendance à dire que nous n'avons pas besoin de l'hypothèse d'une origine biologique de la prohibition de l'inceste, que de considérer comme je le faisais d'ailleurs alors et c'était l'opinion générale, c'était une sorte de consensus, mais que sur le plan de la nature on ne trouve absolument rien qui puisse d'une façon ou de l'autre se comparer ou se rapprocher de ce que nous entendons dans l'ordre humain par la prohibition de l'inceste. Ce qui reste vrai me semble-t-il, c'est que le phénomène, quand il s'agit des sociétés humaines, peut et doit s'interpréter par des considérations non pas biologiques mais strictement sociologiques. Et si les cultures diffèrent les unes des autres, c'est parce que les règles ne sont pas les mêmes pour telle et telle culture. Ici, on fait les choses de cette façon et on doit les faire de cette façon, tandis que dans la société d'à-côté, on doit les faire d'une autre manière et c'est la différence ; tandis que dans l'ordre de la nature, on ne peut pas parler de règle, on peut seulement parler de loi. Et s'il existe donc, s'il est possible de découvrir une règle qui offre ce caractère d'être une règle précisément, mais qui soit en même temps universelle, on se trouvera en possession d'un type de phénomène qui marque en quelque sorte l'articulation de la nature où les lois sont universelles mais ne sont pas des règles, et de la culture où les règles existent mais ne sont pas universelles. Et la présence d'une règle universelle comme la prohibition de l'inceste est donc celle qui peut le mieux nous faire comprendre comment s'articule et comment le passage a pu se faire de la nature à la culture.
  • Jean José Marchand
    L'inceste donc ne s'entend pas au sens biologique, comme on le dit couramment, n'est-ce pas, mais cette prohibition de l'inceste est-elle réellement universelle à votre avis ?
  • Claude Lévi-Strauss
    N'est-ce pas il faut s'entendre, ce n'est pas le contenu qui est universel, et la règle de la prohibition peut varier et varie d'ailleurs à l'extrême d'une société à l'autre : des sociétés qui sont extrêmement rigoureuses et qui traitent comme incestueux toutes sortes de rapports auxquelles nous ne songerions pas à appliquer le terme. Il y en a d'autres, au contraire, qui sont beaucoup plus libérales et qui autorisent des degrés qui ne le seraient pas dans un grand nombre d'autres sociétés (si vous prenez le mariage des cousins, qui est un cas limite, peut-être considéré comme incestueux dans un grand nombre de sociétés ou assimilable à l'inceste ou en tout cas interdit, tandis qu'au contraire, ce sera un type de mariage prescrit dans bon nombre d'autres sociétés). Si on est... l'Égypte ancienne où ce que nous appellerions des mariages incestueux a été de pratique courante, vous voyez que le contenu de la règle est extraordinairement variable. Mais ce qui n'est pas variable, c'est qu'il existe une règle : c'est que, où que ce soit, on ne puisse pas faire n'importe quoi. Ça n'a pas d'importance que le goulot d'étranglement soit très large ou qu'il soit très étroit, ca n'a pas d'importance que la règle soit très stricte ou qu'elle soit très libérale, ça n'a pas d'importance qu'elle exclue la soeur ou bien qu'elle introduise une distinction entre la soeur cadette et la soeur aînée dont l'une se trouverait être permise, et l'autre, sera prohibée. Ce qui est important, ce qui est une contrainte, c'est qu'il y ait un goulot d'étranglement parce qu'à partir du moment où quelque chose m'est interdit dans le cercle le plus proche de ma parenté, alors je suis obligé de m'adresser à une autre famille pour combler en quelque sorte ce manque, ce déficit, et donc, les familles biologiques se trouvent contraintes de s'unir entre elles et s'unissant entre elles de constituer une société.