Marceline Loridan-Ivens (née Rozenberg) [04:54:27]

Origines polonaises

  • Antoine Vitkine
    Vous êtes née Marceline Rozenberg, en 1928, à Epinal.
  • Marceline Loridan
    Oui
  • Antoine Vitkine
    Est-ce que vous savez quelle est l'histoire de votre famille ? Est-ce que vous savez pourquoi est-ce qu'ils sont venus de Pologne en France ?
  • Marceline Loridan
    ..., parce qu'en 1918 la Pologne est devenue indépendante, et immédiatement le premier gouvernement, qui était le gouvernement de Pilsudski a dit : « Il faut que deux millions et demi de Juifs s'en aillent ». Donc, en plus de ça, mon père était, mon grand-père était shoïreth, ça veut dire, il était chargé de l'abattement rituel des animaux, et il était payé par les peaux. On lui, il avait, il possédait..., son salaire c'étaient les peaux. Donc mon grand-père faisait tanner les peaux, et il les vendait et c'est avec cela qu'il vivait. D'autre part, mon père a été élevé dans une yeshivah, mais il allait aussi à l'école polonaise. Et ma mère était d'une famille de grossiste de produits exotiques, à Lodz. Et ma mère nous racontait comment elle allait pieds nus à l'école pour économiser les chaussures sur la route parce que c'étaient des gens qui n'étaient pas très riches. Et donc mon père s'est marié extrêmement jeune. Il avait dix-sept ans, ma mère avait à peine seize ans. Ils ont eu tout de suite un premier enfant ; mon père est parti tout seul. Il a vécu un certain temps à Berlin, il aimait beaucoup cette ville. Mais, en fait, il partait aux Etats-Unis ; donc il a traversé l'Europe par étapes : Berlin, Paris, et puis de Paris ; plus tard il est revenu chercher ma mère en laissant leur premier petit garçon qui était mon frère aîné.
  • Antoine Vitkine
    Il s'appelait comment ?
  • Marceline Loridan
    Qui s'appelait Henri, il avait un nom en yiddish, il s'appelait Herschenshel. Et ma mère a laissé son fils chez sa mère ; et ils sont venus en France. Et c'était très difficile la vie à Paris, ils ont décidé d'aller en province. Ils se sont installés, alors, c'est sans doute, pour avoir rencontré telle personne, qui leur a dit : « Là-bas, on trouve du travail ». Ma mère a travaillé comme bobineuse au coton DMC, c'est-à-dire la fabrication du fil ; et mon père était manoeuvre. Et puis, ils ont attendu très vite après un deuxième enfant, et ma mère est retournée en Pologne pour accoucher de cet enfant, chez sa mère, et elle a laissé les deux enfants pour revenir travailler, et commencer à pouvoir s'installer et faire venir ces enfants. Comme beaucoup de Juifs, qui sont un peu comme les Chinois, c'est des travailleurs, ils ont économisé tout ce qu'ils pouvaient pour pouvoir s'acheter une charrette et commencer à vendre des chaussettes, je crois, sur les marchés. Puis dès qu'ils ont été un peu mieux, ils sont allés retourner chercher les deux enfants, et ma soeur est née en 1923, elle s'appelait Raïe-Raze, mais son nom c'était, mon père lui a donné tout de suite un nom français. Et puis, on a vécu, mais ça je ne me souviens pas, je n'étais pas née, donc à Belfort, puis mes parents ont décidé de déménager à Epinal, où je suis née en 1928. Et je suis la dernière enfant née à la maison. La seule chose que je sais, c'est que quand je suis née, je suis née à trois heures du matin ; il paraît que je hurlais terriblement, et que les gens et les voisins se demandaient si on tuait un canard ou quoi ; en pleine nuit. Et je suis née rouquine tout de suite, et tout de suite il m'a donné un nom français : Marceline, mais j'ai un nom yiddish aussi, Meriem, en fait un nom hébreu qui signifie Myriam. Mais Myriam, ce n'était pas assez français pour mon père, et quand il est allé me déclarer, il m'a déclaré sous le nom de Marceline ; il a cherché sans doute sur le calendrier.
  • Antoine Vitkine
    Vous savez pourquoi vos parents et d'abord votre père ont choisi la France comme terre d'exil ?
  • Marceline Loridan
    Oui, ils ont choisi la France, parce que mon père était un homme qui lisait beaucoup, et puis c'étaient des familles qui étaient très instruites bien que pauvres. Et mon père avait lu Balzac en yiddish, avait lu Emile Zola, et puis il y avait eu l'affaire Dreyfus. Donc, il s'est dit peut-être que « Egalité, Liberté, Fraternité », c'est peut-être le pays dans lequel on peut déjà s'installer, et faire une nouvelle vie pour nos enfants, et pour nous-mêmes.
  • Antoine Vitkine
    Vos parents ont été confrontés à un antisémitisme de façon directe en Pologne ; ils vous ont raconté quelque chose comme ça ?
  • Marceline Loridan
    Ah oui, oui, parce que mes parents ont vécu des pogroms. Ils ont vécu la domination russe aussi ; avant dans les années 1900, au début du siècle. Donc oui, ils nous racontaient comment les cosaques descendaient dans la ville, tuaient les Juifs, brûlaient des synagogues ; oui, ils ont été confrontés vraiment à l'antisémitisme, comme moi, je l'ai été plus tard aussi, avant la guerre, à l'école.
  • Antoine Vitkine
    Et à la maison, vous parliez beaucoup de la Pologne, ou c'était quelque chose, c'était une période un peu à part ?
  • Marceline Loridan
    Mes parents travaillaient énormément, nuit et jour. Et ce qui me surprenait le plus, c'était mon père, je revois toujours mon père accoudé à une table de salle à manger, avec des lettres dont je ne comprenais rien. Je ne savais même pas ce qu'il lisait. Et je me souviens même enfant, quand j'étais en colère contre mes parents, je me disais : « Je suis pas de cette famille, je suis une étrangère, je sais pas qui c'est, je les connais pas » ; je me souviens de ça. Et je suis née en 1928, donc beaucoup plus tard. Ma soeur est venue à la maison, en France, elle devait avoir trois-quatre ans ; mon frère avait, il est né en 19, donc il avait sept-huit ans, ou six ans et donc, non, plus, puisque je suis née en 28, ils étaient déjà installés à Epinal, et, donc, on a neuf ans de différence avec mon frère aîné, et six ans avec ma soeur aînée.
  • Antoine Vitkine
    Vous avez donc quatre frères et soeurs, deux plus jeunes et deux plus âgés, vous êtes au milieu.
  • Marceline Loridan
    Voilà, c'est ça, oui. Ah, mes parents étaient plutôt, mon père était un moderniste. Il nous racontait, comment le samedi, alors que c'était interdit, qu'il fallait rester à la maison, il se partait, il sortait en cachette par la fenêtre du toit ou je ne sais où à Lodz. La mode, c'était les chapeaux haut-de-forme. Les chapeaux haut-de-forme et la canne, c'était extrêmement moderne, et avec ses copains il se baladait dans la rue avec un chapeau haut-de-forme en cachette de ses parents et cette canne. Et mes parents se sont mariés, c'était un véritable mariage d'amour. C'était pas un mariage arrangé ; mon père est tombé amoureux de ma mère, je ne sais pas où ni comment et ma mère a refusé de porter une perruque le jour de son mariage. Elle n'a jamais porté de perruque, parce que vous savez, chez les Juifs, il fallait porter des perruques dès qu'on se marie ; il fallait pas montrer ses cheveux. Et donc c'était le début des idées, les idées sionistes se développaient, et il était sioniste. Parce que eux ils voulaient un Etat moderne, l'année prochaine à Jérusalem ça suffisait. L'antisémitisme était effrayant dans toutes ces régions du monde, et ils pensaient que il fallait construire un Etat pour être libre, un Etat laïc. Donc, nous avons été élevés de façon traditionnelle, à savoir : mon père allait à la « [shul] », le samedi, mais il y allait sans doute plus, à la fois pour prier mais pour voir ses copains, parce que c'était le lieu de discussion. Ma mère travaillait quand même le samedi. Quand elle a eu un magasin, elle travaillait le samedi, et nous, moi, j'ai commencé à étudier l'hébreu l'année de ma sixième. Mais mon frère a fait sa bar-mitsvah, et, mais je m'en souviens plus parce que j'étais trop petite sans doute. Mais, mes frères ont été bien sûr circoncis, et de toute façon, à l'époque, l'éducation des filles, elle était secondaire, sur le plan religieux. Donc, mais je savais que j'étais juive. J'étais à l'école considérée comme une étrangère, parce que je venais d'une famille étrangère et juive. Et dans les familles juives françaises, je n'étais pas reçue, parmi mes copines. Parce que soi-disant, ce n'étaient pas les étrangers qui faisaient de l'antisémitisme, et pas du tout les bons Français ; depuis la Révolution française, etc. Donc, je suis née en 1928, et peu de temps après, mes parents ont déménagé à Nancy, et mon père a ouvert une usine de tricot, une fabrique de tricots, disons plutôt. Il a eu, est-ce que c'est un mythe que je me raconte ? Ça peut arriver, mais mon père est devenu très célèbre parce qu'il est un des premiers fabricants à fabriquer le jacquard. Et le jacquard était la possession unique des soyeux de Lyon. C'étaient des pull-overs très chers qu'on ne pouvait pas trouver de façon populaire, si vous voulez. Et je pense qu'il avait fait venir des usines, des machines, ou que de nouvelles machines avaient été importées de Suède ou de je ne sais où. Donc il a fabriqué des jacquards, et il a bien gagné sa vie avec ça, et il a eu même le diplôme de la foire de Nancy en 1931 ; j'ai encore le tableau de ce diplôme à la maison.